Depuis trois-quatre ans, il se passe quelque chose à Yard, en matière de pur reggae. Ça frémit, ça fourbie, on recommence à guetter l’actualité des riddims reggae comme on ne le faisait plus, on frétille d’impatience en attendant les tournées européennes de jeunes artistes talentueux. On n’avait pas entendu ça depuis longtemps, et pour tout dire on ne l’espérait plus.
Il faut dire qu'à Kingston le dancehall reste la musique la plus populaire depuis une vingtaine d'années. De plus le contexte musical ne s’y prêtait plus trop avec la crise de l’industrie du disque en Jamaïque, que cela soit au niveau des ventes de CDs, de la fin annoncée du business des vinyles ou de la baisse significative de l’enregistrement de dubplates.
Mais la musique jamaïcaine vit par cycles, elle se renouvelle très vite et se relance comme aucun autre style ne sait le faire. Après la vague new roots au début des années 90 emmenée par Garnett Silk, Tony Rebel, Everton Blender et Luciano, les Bobos tels que Sizzla, Capleton ou Anthony B enfonçaient le clou à la fin de la décennie avant d'être suivis par la nouvelle génération One Drop de Warrior King, Junior Kelly, Fantan Mojah, Jah Mason, Lutan Fyah et consorts au début des années 2000.
Cette dernière génération a eu du mal à transformer l'essai. La faute à quoi, à qui ? Difficile à dire, mais la difficulté pour ces artistes de confirmer des premiers albums géniaux et des tournées live qui n’ont pas convaincu tout le monde y sont sûrement pour quelque chose. Rajoutez à cela un tournant musical avec une « don corléonisation » des riddims new roots – ses productions de l'époque ayant parfois dangereusement flirté avec le R'n 'B, tant au niveau des sonorités que du flow de certains artistes - , une mise en retrait ou la disparition des grands producteurs qu’étaient Fattis Burrel, Donovan Germain ou Richard Bell.
Bref, le new roots avait le moral en berne et, si les stars Sizzla, Anthony B, Capleton et Luciano surnageaient, on avait un peu l’impression d’être dans le creux de la vague musicale.
Oui mais voilà, c’est quand on s’y attend le moins qu’on est le plus surpris, et depuis trois ans une nouvelle génération d’artistes jamaïcains est en train d’émerger et de faire croire au début d’un nouveau cycle roots et conscient made in JA. Ils s’appellent Protoje, Chronixx, Kabaka Pyramid, Iba Mahr, Raging Fyah, Uprising Roots, Jah9, vous les découvrez régulièrement sur Reggae.fr qui a produit des vidéos et les a interviewés dès leurs débuts, et ils portent les espoirs des amateurs de reggae. Ce nouveau cycle a un nouveau nom : Reggae Revival.
NEW RUB A DUB
Un peu avant 2010, le jeune Romain Virgo remportait le Digicel Rising Stars, une émission télé-crochet équivalent de notre Nouvelle Star française. Avec sa voix cristalline et puissante à la fois, Virgo a ouvert des portes, n'hésitant pas à clamer haut et fort ses inspirations rocksteady tout en délivrant un reggae profondément moderne. A peine sorti de l'émission qui le révèle, le chanteur signe un hit d'entrée de jeu avec « Can't Sleep ». Quatre ans plus tard, il concrétise le renouveau du reggae avec un autre talent en s'associant à Protoje pour le single « Reggae Revival ».
« Vous devez vous souvenir que quand on a fait « Reggae Revival », il n'y avait pas encore cet engouement des médias à propos du renouveau du reggae », nous disait Protoje en octobre 2013.
Il est vrai que deux artistes seuls ne pouvaient déclencher un tel enthousiasme. Il fallait toute une génération, tout un mouvement, toute une vague.
Protoje est sans aucun doute à la tête de cette vague aujourd'hui. Son premier album, « The 7 Year Itch », avait fait forte impression en 2011, mais c'est clairement avec « The 8 Year Affair » qu'il confirme son talent et montre sa capacité à faire du neuf avec du vieux. Parfaitement drivé par son producteur de cousin Don Corleon, Protoje remet le rub-a-dub au goût du jour en piochant dans le son lourd de Sly & Robbie.
Pour n'en citer qu'un, son « Kingston Be Wise » s'est imposé comme un véritable hymne. Succès qui s’est par ailleurs retrouvé dans la playlist du célèbre jeu vidéo GTA V !
En le voyant sur scène avec son excellent groupe The Indiggnation, on pense inévitablement à Black Uhuru ou Ini Kamoze, des poids lourds du son yardie des années 70 et 80. Protoje s'en inspire, mais triture le son, amène son propre flow et rajoute de la lourdeur, donnant un côté hip-hop que son compère Kabaka Pyramid adopte également.
REG-HOP
La fusion du reggae et du hip-hop n'est pas nouvelle direz-vous. Dancehall et ragga en ont déjà fait leur déjeuner certes, et même si le terme reg-hop ne s'est pas imposé, la tendance n'a jamais disparu. Damian Marley nous offre régulièrement et avec succès des démonstrations en la matière et la nouvelle génération qui nous intéresse le digère d'une nouvelle manière.
« Si vous écoutez le Black Uhuru des années 70, vous ne pouvez pas me dire que ça ne sonne pas comme du hip-hop ». C'est ce qu'affirmait Kabaka Pyramid dans une interview réalisée en septembre dernier. Intégrer du hip-hop en accentuant le beat des riddims yardies de l'époque, voilà la nouveauté, la fraîcheur apportée par Kabaka.
En allant travailler avec des producteurs du monde entier, il s'est imposé en 2013 comme l'une des révélations de l'année.
Lui non plus n'oublie pas l'importance du message dans ses chansons. « On peut s'orienter vers du hip-hop et garder un message conscient en lien avec Rastafari », renchérit-il. Une vibe consciente qui sert de dénominateur commun à toute cette nouvelle génération dont Chronixx semble également prendre la tête.
CONSCIOUS VIBE
Chronixx rencontre un important succès : en fait, son explosion en 2012 fut un véritable raz-de-marée, ses tunes raisonnant aux quatre coins de l'île et séduisant toutes les générations !
Le fils de Chronicle, tout comme les autres, doit toutefois son succès en Jamaïque grâce à l'intérêt suscité chez les européens, comme le soulignait d'ailleurs Protoje : « On voit effectivement des médias jamaïcains qui s'intéressent au renouveau du reggae grâce à l'intérêt que nous porte l'Europe.
Chronixx a d'ailleurs beaucoup collaboré avec des producteurs européens, notamment avec Special Delivery à ses débuts, puis avec les allemands de Silly Walks pour le hit « Smile Jamaica » sur le Honey Pot riddim.
Le jeune artiste (22 ans en octobre prochain !) se démarque en étant sans doute l'artiste le plus éclectique de cette génération. Reggae roots, R&B, dancehall... tout y passe (et même des collaborations avec Major Lazer) mais toujours de manière positive. « Je veux être moi-même, disait-il lors de notre rencontre en avril l'année dernière, je refuse d'échanger mon identité contre celle de quelqu'un d'autre ».
Et c'est là que l'on s'y retrouve : ce Reggae Revival colle parfaitement à l'esprit roots, puisqu'il puise son essence même dans les paroles conscientes, les messages positifs, et la spiritualité – tous ces artistes sont indissociables du mouvement Rastafari.
GLOBAL MOVEMENT
Il n’est pas rare de voir apparaître Protoje dans un clip de Chronixx, ou Kabaka dans un clip de Protoje... Les acteurs du mouvement Reggae Revival attachent de l’importance à l’unité et se soutiennent les uns les autres, à la vie comme à la scène.
Ils forment en fait une véritable équipe ! Bon nombre d'entre eux (Chronixx, Kabaka, Protoje, Jah9, Kelissa, Hempress Sativa etc...) font d'ailleurs partie ou sont très proches du Jah Ova Evil (J.O.E) Movement, baptisé ainsi en hommage à leur ami disparu, l'artiste Lil J.O.E décédé en février 2011 et qui était très prometteur.
Depuis, chaque année en février a lieu le Jah Ova Evil Memorial Concert, véritable réunion de tous les artistes de ce mouvement Reggae Revival.
Ce dernier dépasse même la musique. « L’explosion actuelle s'opère à différents niveaux, souligne Protoje, il y a des écrivains, des peintres, des vidéastes etc. » C’est d’ailleurs l’écrivain et intellectuel Dutty Bookman qui a fait adopter le terme « Reggae Revival ». Ambassadeur d’une jeunesse rebelle et consciente en Jamaïque, il fait partie des figures clés de ce mouvement. Il tient son pseudonyme d’un célèbre esclave jamaïcain qui devint un leader important de la révolution haïtienne au XVIIIème siècle. Dutty Bookman montre par là son grand attachement à l’histoire et à la culture. Parmi les autres protagonistes de ce remous culturel, on compte également le selector Yaadcore, le producteur et instrumentiste Phillip 'Winta' James du label Overstand, ou encore les réalisateurs Kush Asher et Nisha Rebel avec leur structure de production DSE Jamaica.
L’engouement est général. Le Reggae Revival est plus qu’un style de musique ou un mouvement, c’est carrément une philosophie basée sur l’éducation et l’élévation personnelle par la culture et le partage, s'inscrivant ainsi dans une parfaite continuité du reggae originel.
Le terme de « Reggae Revival » s’impose dans les universités jamaïcaines et jusque dans les conférences du Rototom Sunsplash, en Espagne. On croirait presque qu’une marque est en train de se créer. Le Reggae Revival a son site internet et ses réseaux sociaux, son Hashtag. Dutty Bookman prépare même actuellement un livre sur le sujet.
On tourne des documentaires, on organise des conférences, des rassemblements, des concerts, et la presse et les professionnels du milieu s’intéressent à tout ça. Ça bouge !
Les acteurs de ce mouvement sont par ailleurs très bien organisés. Ils savent utiliser les moyens modernes de communication et soignent particulièrement leurs supports (clips, visuels, pochettes d’albums...). Certains débutent à peine leur carrière qu’ils ont déjà l’air véritablement implanté dans le milieu musical.
Les deux leaders Chronixx et Protoje sont même de véritables enfants de la balle. Le premier n’est autre que le fils de Chronicle, artiste au style proche de Barrington Levy actif dans les années 90 au sein du label Massive B notamment, et le second est managé par sa mère, Lorna Bennet, une ancienne chanteuse reconvertie aujourd’hui dans le droit qui connaît parfaitement les rouages du business musical.
Il est indéniable que la gestion des carrières de ces artistes n’a rien à voir avec celle de leurs prédécesseurs. Plus que la musique en elle-même, c’est carrément toute l’industrie musicale jamaïcaine qui est en train d’évoluer.
REGGAE LIVE BANDS
Une des composantes du Reggae Revival, c'est aussi cette grande importance attachée au live, et Protoje comme Chronixx proposent de véritables spectacles, accompagnés de leurs bands respectifs.
Voilà encore quelque chose qui séduit chez toute cette équipe : fini les backing bands présents uniquement pour interpréter des riddims à la pelle. Aujourd'hui, on assiste à de véritables shows live réfléchis et répétés. Le renouveau du reggae passe aussi par le renouveau des groupes !
Les véritables groupes de reggae roots, ce n'était plus trop la mode en Jamaïque. Jusqu'à ce que débarque Rootz Underground un peu avant 2010. Avec leur reggae progressif, ils avaient particulièrement séduit la France lors de longues tournées remportant un certain succès. Un succès apparemment éphémère puisque l’engouement à leur propos est depuis retombé suite à un manque d’actualité. Mais les Rootz Underground ont également ouvert des portes et laissé la place à tout un tas de formations roots particulièrement réjouissantes.
En Europe, c'est sans doute Raging Fyah qui retentit le plus. Leur reggae roots spirituel se teinte de sonorités pop capables de drainer un large public comme ont pu le faire Bob Marley ou Third World précédemment. Chose que l'on remarque encore plus chez Dubtonic Kru. Installé aux Etats-Unis, le groupe se nourrit d'influences diverses perdant parfois en efficacité à cause d'un son trop varié sans doute. Mais le talent est là. Et l'authenticité aussi. Tout comme chez Pentateuch qui ressemble à s'y méprendre à Raging Fyah. Un son lourd et méditatif à la fois qui remet l'authentique reggae sur le devant de la scène. C'est-à-dire un reggae qui parle en faveur des démunis. Leur puissant single « Kingston » en est un parfait exemple.
Il convient également de citer l'excellent Uprising Roots, formé en 2006. Un groupe qui se démarque par une formation spéciale : le chanteur, Kush McAnuff (fils de Winston), est également le batteur du groupe. On vous laisse imaginer ce que ça peut donner en live !
Tous ces groupes accordent une importance cruciale à leur identité et leur originalité. Et c'est dans l'humour que le band No Madzz va piocher les siennes. Les membres du groupe n'hésitent pas à se mettre en scène de manière insolite, avec des costumes improbables ou des chorégraphies marquantes. Leur subtil mélange de dub poetry, R&B, rock, pop et reggae les classe parmi les OVNI musicaux jamaïcains. Mais l'originalité paye et les voilà aujourd'hui partie intégrante de ce mouvement frais qui secoue l'île du reggae de nos jours. Un mouvement unitaire et global...
REGGAE’S FUTURE SAFE
Le mouvement s’installe et il peut compter sur tout un tas d’autres jeunes chanteurs bourrés de talent, de motivation et de bonnes vibes. David Rodigan l’a d’ailleurs récemment avoué lors d’un voyage à Kingston pour un reportage radio : l’avenir du reggae est assuré !
En effet, les leaders du Reggae Revival ne sont pas seuls : on compte de nombreux chanteurs et chanteuses qui empruntent la même voix, celle du reggae conscient fidèle à ses racines.
Iba Mahr est de ceux-là. Avec ses irrésistibles trémolos, il a déjà signé quelques hits comme « Will I Wait » ou « Let Jah Lead The Way » et s’impose comme une valeur sûre de cette nouvelle génération. Exco Levi, lui, est peut-être moins associé à la « Reggae Revival Team », mais on sent chez lui un esprit tellement proche du mouvement qu’on ne peut pas l’en exclure. Affilié au label Penthouse Records, il peut être comparé à Romain Virgo avec lequel il partage le timbre de voix et l’énergie positive.
A l’instar de Queen Ifrica et Etana depuis quelques années, la mystique Jah 9 vient nous rappeler que les femmes sont également bien représentées. Elle distille un reggae roots profond avec un phrasé entre chant et dub poetry. Ce n’est pas un hasard si Rory de Stone Love a décidé de la produire !
Jah9 est suivie par d’autres sistas comme Hempress Sativa, Jahmila, Shuga ou encore Kelissa que l’on pourra d’ailleurs voir en France le 6 avril prochain à La Cigale de Paris avec deux autres représentants du mouvement : Chronixx et Dre Island. Ce dernier est d’ailleurs à surveiller de près. Avec un flow proche de Damian Marley (un peu trop peut-être), on lui prédit un bel avenir s’il parvient à trouver un style un peu plus personnel.
Il faut compter aussi sur Jesse Royal, dernier artiste poussé par Fattis Burrel chez X-terminator.
On peut encore citer Keznamdi ou Jah Bouks qui nous avait bluffés avec son titre « Call Angola ».
Bref, on a vraiment de quoi se réjouir. Le mouvement se propage, les artistes émergent et produisent de la bonne musique. Le récent single « Who Knows » qui rassemble Chronixx et Protoje et annonce le nouvel album de ce dernier confirme encore l’espoir placé en cette nouvelle génération.
On pousse un grand « OUF ». Le tournant que le reggae attendait est arrivé et on est en train de le négocier avec passion, curiosité et enthousiasme.
Le succès de ces artistes sur leur île natale n’est cependant pas encore celui escompté : certains évoquent notamment le boycott de certaines grosses radios, le sujet du désintérêt d'une partie du public est toujours au goût du jour, et d'autres rappellent l'importance de leur promotion sur le web alors qu'une grande partie des jamaïcains n'a pas d'accès régulier à Internet.
Ils se frayent un chemin petit à petit, et chacun des acteurs de ce Reggae Revival apporte sa pierre à l'édifice. Le véritable impact de ce travail ne pourra être évalué que dans quelques années.
En attendant, une chose est sûre : l’histoire du reggae continue de s’écrire sous nos yeux et nous en sommes les témoins les plus attentifs.
Reggae Music is alive. Alive and well !