DJs et Toasters jamaïcains : 1970-1979
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DJs et Toasters jamaïcains : 1970-1979

Wake the town and tell the people ! Un nouveau livre dédié à notre musique préférée vient de paraître aux éditions Camion Blanc. Comme son titre l'indique, "DJ et Toasters jamaïcains : 1970-1979" est consacré au style deejay. Ce style si particulier initié sur disque par les illustres U-Roy et Big Youth et que certains considèrent comme l'origine du rap ! Jérémie Kroubo Dagnini (chercheur à l'Université d'Orléans) et Eric Doumerc (maître de conférence à l'Université de Toulouse) rendent ses lettres de noblesse à ce pan non négligeable de la musique jamaïcaine dans un ouvrage qui s'adresse autant aux néophytes qu'aux amateurs les plus éclairés. Les éditions Camion Blanc nous autorisent à reproduire et diffuser le sommaire ainsi que quelques bonnes feuilles du livre, afin de vous le faire découvrir.





DJs et Toasters jamaïcains : 1970-1979
Histoire, thématiques et symboles

par
Jérémie Kroubo Dagnini et Éric Doumerc
Publié chez Camion Blanc (222 pages).

http://www.camionblanc.com/detail-livre-dj-s-toasters-jamaicains-1970-1979-702.php

SOMMAIRE
Préface
I. Histoire
II. Notes biographiques
III. Analyses de textes
Conclusion
Sources

PRÉFACE

Le style deejay (DJ) ou toasting est souvent considéré comme un sous-genre du reggae dans le panel des musiques populaires jamaïcaines. Éric Doumerc s’intéresse depuis longtemps à la poésie et à la tradition orales aux Caraïbes anglophones, à la Jamaïque en particulier. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait voulu y consacrer un livre afin de donner à cet art la dimension qu’il mérite. En effet, le toasting s’inscrit très clairement dans la tradition orale caribéenne, héritière directe de la tradition orale africaine, du griotisme notamment. Cela est même peut-être plus vrai d’ailleurs que pour le reggae puisque, à l’instar du rap afro-américain, le style DJ se distingue par une diction saccadée ou en d’autres termes par une sorte de « chant parlé ». Tel le griot africain, le toaster jamaïcain, dépositaire de la tradition orale sur l’île, chronique son histoire, son époque et la société dans laquelle il évolue. Donner ses lettres de noblesse au toasting par le biais d’un ouvrage destiné aussi bien aux spécialistes qu’au « grand public » est donc une tâche louable, et c’est précisément la raison pour laquelle j’ai accepté la proposition de ce chercheur assidu lorsqu’il m’a sollicité pour travailler avec lui sur le sujet. Ceci d’autant plus que cette étude s’inscrit pleinement dans mon propre domaine de recherche, à savoir la culture populaire jamaïcaine (expression regroupant entre autres les courants musicaux et mouvements religieux), mais aussi dans mes activités au sein du Centre d’Études Politiques Contemporaines (CEPOC, équipe d’accueil du laboratoire POLEN, Université d’Orléans). En tant que chercheur associé au CEPOC, mes travaux se focalisent sur l’étude de la musique en tant que vecteur de contestation et en tant que contre-pouvoir (politique et autres). Et en effet, quoi de plus rebelle que le toasting, tant au niveau du fond que de la forme ? Par ailleurs, une autre raison m’a incité à participer à cette aventure commune : j’apprécie depuis toujours le travail de vulgarisation d’Éric Doumerc dont la plume rigoureuse nourrit depuis des années les colonnes de magazines spécialisés comme Reggae Vibes (France) ou The Beat (États-Unis).
Dans le souci d’éviter l’effet "catalogue", nous avons opté pour une approche sociohistorique dans un premier temps, puis textuelle dans un second. Précisons à cet égard que tous les toasts étudiés ont été traduits afin de fournir au lecteur (même le plus averti) une idée générale du contenu. Ces traductions réalisées par Éric Doumerc ne sont là qu’à titre informationnel et ne peuvent prétendre refléter avec exactitude la langue utilisée par les DJs ; en effet, il aurait fallu traduire les textes en créole francophone pour atteindre cet objectif. Des notes biographiques ainsi que plusieurs illustrations viennent enrichir et agrémenter l’ensemble. Concernant les parties biographique et textuelle, le but n’était évidemment pas de dresser une liste exhaustive des DJs de l’époque ni d’analyser tous les textes de ces artistes. Il s’agissait plutôt d’aborder ces questions sous un angle thématique et de proposer des analyses de morceaux représentatifs de DJs tout aussi symboliques. Les courtes biographies des protagonistes présents dans cet ouvrage tendent également à mettre en relief leur identité propre. Enfin, nous avons décidé de nous focaliser sur la décennie des années 1970, car bien entendu cette période est la plus emblématique du toasting.

Jérémie Kroubo Dagnini, CEPOC, Université d’Orléans, 2015.

EXTRAIT DE LA PARTIE I : HISTOIRE (p.31-35)

Le succès de ces trois chansons rendit U-Roy célèbre dans l’île tout entière et contribua de manière significative à populariser le phénomène DJ. Dans la foulée, le toaster enregistra une trentaine d’autres singles pour Duke Reid qui accrurent davantage sa renommée. Au final, U-Roy révolutionna une partie de la production musicale de l’île et fit de nombreux émules, le premier d’entre eux étant évidemment Big Youth, alias "The Human Gleaner"  ("Le Gleaner humain"), surnommé ainsi d’après le nom du quotidien The Gleaner en raison de son sens aigu du commentaire social. Big Youth, que l’on peut apercevoir dans le film culte Rockers, se distingue également par ses prises de positions enclines au mouvement rasta ainsi que, dans un autre registre, par sa volubilité, sa diction répétitive, son égocentrisme affiché, son extravagance vestimentaire et ses vocalises gorgées d’effets impromptus, des caractéristiques qui ne sont pas sans rappeler la personnalité excentrique du jazzman Cab Calloway, précédemment cité. Concernant les DJs qui marchèrent sur les traces d’U-Roy, il convient aussi de mentionner I-Roy (qui calqua son nom d’artiste sur celui d’U-Roy), Prince Far I, Prince Jazzbo, Tapper Zukie, Mikey Dread, Dennis Alcapone et Dillinger parmi d’autres. À noter que Dennis Alcapone et Dillinger tirent leur nom de scènes de célèbres gangsters américains, respectivement Al Capone et John Dillinger, mis en lumière par le cinéma hollywoodien. Hollywood joua un rôle important dans la "glamourisation" du banditisme en Jamaïque et les DJs qui ne firent pas exception à la règle s’en inspirèrent énormément.

Un aperçu biographique de ces neuf acteurs incontournables de la scène toasting, véritables griots des temps modernes, et une analyse de certains de leurs textes les plus pertinents formeront le socle des deux parties suivantes. Les morceaux sélectionnés sont les suivants : "Babylon Burning" (1976) et "Chalice In The Palace" (1975) d’U-Roy ; "Black Man Time" (1973) et "Dread In The West" (1975) d’I-Roy ; "Mosquito One" (1971) et "DJ’s Choice" (1974) de Dennis Alcapone ; "Jim Screechy" (1976) et "Ten Against One" (1976) de Big Youth ; "CB 200" (1976) et "No Chuck It" (1976) de Dillinger ; "Deck Of Cards" (1977) et "Under Heavy Manners" (1977) de Prince Far I; "School" (1972) et "Weeping And Wailing" (1976) de Prince Jazzbo ; "MPLA" (1976) et "Tribute To Steve Biko" (1978) de Tapper Zukie ; et "Step By Step" (1979) et "Barber Saloon" (1979) de Mikey Dread.

Dans la plus pure tradition rasta, le premier titre d’U-Roy évoque la chute de Babylone. Dans un tout autre registre et de manière plus implicite, il démontre aussi d’une certaine manière l’influence de la musique populaire américaine sur la musique d’U-Roy (et par extension sur l’ensemble de la musique populaire jamaïcaine) tout comme "Chalice In The Palace" d’ailleurs. Ce second morceau, comme son nom l’indique, est extrêmement satirique. "Black Man Time" d’I-Roy sensibilise à la question noire et fait la promotion de l’École. Le deuxième texte décrypté d’I-Roy, "Dread In The West", dénonce les inégalités sociales, la violence et la corruption politiques ainsi que l’hypocrisie de l’Église. "Mosquito One" de Dennis Alcapone s’inscrit clairement dans la tradition grivoise héritée du mento et "DJ’s Choice" rend un bel hommage à la culture DJ. Dans "Jim Screechy", Big Youth adopte une approche nettement pro-rastas et critique sévèrement l’Église et l’État ; ce titre fait aussi explicitement référence à la culture populaire américaine, à John Coltrane et aux Last Poets en particulier. "Ten Against One" dénonce à nouveau le corps ecclésiastique et l’État. "CB 200" de Dillinger est un titre plus léger, quelque peu humoristique, mais qui ne délaisse pas pour autant le commentaire social, véritable marque de fabrique du toasting. Quant à "No Chuck It", ce texte incisif dresse un triste constat à propos de la violence politique en Jamaïque. "Deck Of Cards" de Prince Far I évoque une fois de plus l’influence de la musique populaire américaine et "Under Heavy Manners" fait référence à la tension sociopolitique de l’époque. Dans "School", un morceau très conscious, Prince Jazzbo se fait le chantre de l’éducation ; ce texte de Jazzbo souligne la fonction pédagogique du toasting et de la culture reggae en général. "Weeping And Wailing" est pour sa part un morceau écrit dans la tradition rasta, évoquant le thème du Jugement dernier. "MPLA" et "Tribute To Steve Biko" de Tapper Zukie sont des morceaux très engagés aux relents clairement panafricanistes. Ces deux textes mettent également en lumière les fonctions commémorative et griotique du toasting. Pour finir, "Step By Step" et "Barber Saloon" de Mikey Dread préfigurent tous deux l’arrivée du dancehall. Le premier titre de Dread est clairement pro-rastas et prend la forme d’un appel à l’unité nationale. Le second, "Barber Saloon", est quant à lui humoristique et tranche avec les versets bibliques déclamés par d’autres DJs comme I-Roy ; son message est néanmoins très sérieux puisqu’il est ici question notamment d’intégrité morale et d’hypocrisie. Ce deuxième morceau de Mikey Dread illustre parfaitement la fonction polémique du toasting des années 1970 et tombe ainsi à pic pour clore cette partie consacrée aux analyses de textes.

EXTRAIT DE LA PARTIE III : ANALYSES DE TEXTES (p.119-120)

"Dread In The West" fut publié en 1975 sur le label Upsetter, et figure aussi sur le trente-trois tours "Truths And Rights", sorti sur le label Grounation. Cette  chanson est une version du "Three Blind Mice" de Max Romeo, produit par Lee Perry, et qui décrit une scène de violence entre la police et les clients d'un sound system. Romeo avait trouvé son inspiration dans une comptine enfantine traditionnelle intitulée "Three Blind Mice" :

Three blind mice,
Three blind mice,
See how they run,   
They all ran after the farmer's wife,
Who cut off their tails with a carving knife.
As three blind mice ?


La version d'I-Roy mêle tradition populaire, comptines  britanniques et psaumes bibliques afin de délivrer un message virulent contre l'inégalité sociale. L'expression  "Riddle me this, riddle me that, guess me this riddle and perhaps not" est  la formule qui ouvre traditionnellement les devinettes et qui constitue un défi lancé à la face de l'auditeur devant trouver la réponse. I-Roy situe donc son toast dans une tradition particulière et fait référence à la culture ancestrale par le biais de cette formule. Il enchaîne aussitôt avec le Psaume 2, dans sa version tirée de la King James Bible :

Why do the heathen rage,
And the people imagine a vain thing ?
The kings of the earth set themselves,
And the rulers take counsel together,
Against the Lord, and against his anointed.

I-Roy cite ensuite les premiers mots du Psaume 23 ("The Lord is my shepherd : I shall not want"), mais en  changeant le sujet de la phrase si bien que cela n'est plus le Seigneur qui guide les fidèles, mais le "capitaliste" qui les fait dormir sur les trottoirs même s'ils arpentent  les champs et les usines. Ainsi, le texte biblique est récupéré afin de servir les besoins de la cause que défend I-Roy. Il s'agit ici d'un pamphlet politique qui s'attaque aux inégalités sociales, à la corruption et à la violence politique, ainsi qu'aux institutions comme l'Église catholique ("Fire down a Vatican !"), mais aussi aux autres églises. Lizard Town, un quartier de l'ouest de Kingston connu pour sa violence politique, est mentionné dans ce morceau.    
Comme d'autres chansons issues de la tradition DJ, ce morceau incorpore des parties vocales tirées  de la version de Max Romeo, situées à des endroits stratégiques, ce qui donne l'impression d'un dialogue entre ce chanteur (au demeurant très ancré politiquement à gauche) et I-Roy.    

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Par © Jérémie Kroubo Dagnini et Éric Doumerc - Camion Blanc
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