«Je vais peut-être faire un tour en Jamaïque pour comprendre pourquoi ils courent si vite» vient de déclarer Rama Yade, au lendemain des Championnats du monde à Berlin, époustouflée par la prestation de Bolt. Bonne initiative, madame la Secrétaire d’Etat aux sports, mais la réponse n’est pas si mystérieuse que ça.
Les performances des Yardies aux Jeux Olympiques à Pékin et aux Championnats du Monde à Berlin ne sont pas celles de cas isolés et ne relèvent pas d’un quelconque miracle.
L’athlétisme est un sport capital en Jamaïque depuis plus d’un siècle. C’est un sport très pratiqué, et ce dès le plus jeune âge ; La fédération nationale d’athlétisme est très active et occupe une place importante dans l’éducation. Le « CHAMPS », championnat inter-scolaire d’athlétisme en Jamaïque, est un véritable évènement national qui se tient chaque année depuis 1910 et réunit près de 2000 athlètes et plus de 30 000 spectateurs dans une ambiance de folie.
Par passion ou par rage de s’en sortir, tous les gamins rêvent de devenir champions olympiques. Issus pour la plupart d’un milieu pauvre, les jeunes voient aussi dans la pratique de ce sport la promesse d’une bourse universitaire et d’un départ aux Etats-Unis. En effet, beaucoup d’athlètes jamaïcains de haut niveau sont passés par les universités américaines. Cependant, l’entraînement et la préparation physique «Made in Jamaica» ne sont pas en reste et n’en finissent plus de prouver leur efficacité.
Bien sûr, l’entraînement passe par des machines et des pistes classiques, mais l’utilisation du cadre naturel exceptionnel que fournit l’île est également une excellente préparation physique: on court pieds nus sur le sable le long des plages et dans les montagnes.
A ce sujet, Veronica Campbell Brown, double championne olympique du 200m, a aussi son explication :
« Vous savez, là d’où je viens, en Jamaïque, c’est très pentu et beaucoup d’entre nous vont à l’école en marchant, alors les muscles se dessinent naturellement, presque sans le savoir » .
L’athlétisme est donc une activité chère à la Jamaïque et très ancrée dans les mœurs ; les champions juniors sont adulés, les champions mondiaux et olympiques font figure de véritables héros nationaux.
Aux JO de 2008, l'athlétisme jamaïcain a triomphé, autant du côté masculin que féminin.
Jusque-là, la star incontestée du sprint jamaïcain était ASAFA POWELL, ex-détenteur du record du monde du 100 m en 9' 77. Mais dés 2007, aux Championnats du Monde d’Osaka , celui-ci est quelque peu sur le déclin, lorsqu’il n’arrive que 3ème lors de la finale du 100mètres, derrière l’américain Tyson Gay et un certain … Usain Bolt.
Ce dernier commence tout juste à se faire un nom au niveau mondial, c’est donc naturellement que Asafa Powell part tout de même favori pour les JO en 2008, à grand renfort de spots de pub et encouragé tout en chanson par la star la plus en vogue du dancehall jamaïcain, Mavado.
Il n’en sera rien. Usain Bolt souffle complètement la vedette à son compatriote en explosant les records du monde du 100 et du 200m. Le monde découvre un véritable phénomène, qui remet ça un an plus tard, aux Championnats du monde 2009 à Berlin, où il bat ses propres records et améliore son temps de 11 centièmes de seconde, passant sous la barre des 9.60 sur la distance du 100m, ce qui est tout simplement extraordinaire. Le monde entier l’admire et parle de véritable fusée humaine.
Or ce n’est pas tant l’athlète qui fascine, mais le personnage tout entier.
Usain Bolt, jeune homme de tout juste 23 ans, originaire de Trelawny en Jamaïque, affiche une hallucinante décontraction, même pendant ses courses. Souriant et joueur, il a l’air de s’amuser plus qu’autre chose, et par-dessus tout, il n’oublie pas de représenter son île par son autre passion : le dancehall.
Souvenez-vous d’ailleurs, en 2003, des spots publicitaires largement diffusés de la marque Puma, sponsor de la fédération jamaïcaine, sur fond de « All Out » de Elephant Man : le jeune athlète, c’était Bolt…
En 2008, Usain Bolt ravit les fans de dancehall et fascine les autres en exécutant les pas de danse à la mode, des images désormais cultes ! Après son écrasante victoire aux 100m, il est comme fou, il exulte, il se met à danser et, comme s’il s’en était fait la promesse à lui-même, il exécute un « Nuh Linga », et on a l’impression émouvante que c’est bien la Jamaïque toute entière qui gagne avec lui, y comprit le milieu dancehall.
Il s’exécute de nouveau, après la victoire aux 200m, avec cette fois-ci un « Gully Creepa » du danseur John Ice (assassiné peu après).
Bolt aime le dancehall, et le dancehall le lui rend bien. Une dizaine de titres à la gloire de l'athlète sortiront après les JO de Pékin, dont une nouvelle version de « Nuh Linga » d'Elephant Man ou encore « Winner » de Konshens. Le geste qu'il fait souvent avec les index pointés vers le ciel devient un pas de danse, le « Lightnin Bolt ».
A son retour sur l'île, une énorme soirée est organisée, c'est sa “Home coming party”, chez lui, dans le stade de sa petite campagne qu'est Trelawny, et c'est une foule en délire qui l'accueille. Il partagera la scène avec Elephant Man pour une danse complètement survoltée sur “Nuh Linga” en Live. Bolt participera d'ailleurs par la suite au clip de “Sweep”.
Durant le reste de l'année, on peut apercevoir très souvent Bolt en soirée, y allant de son pas de danse et de sa bonne humeur. Il ne faut pas perdre de vue que ça reste un jeune garçon qui aime s'amuser.
Après le Sting, fin décembre, et suite à son clash avec Mavado, Kartel sort le son “Last Man Standing” où il commence par “Di Bwoy run like a wounder dog//bruk Usain record//don't run barber boy don't run” , ce qui montre encore que Bolt est dans tous les esprits, dans tous les lyrics, il a marqué à tout jamais son pays et l'influence forcément.
Toutes ces festivités ne font pourtant pas perdre la tête à l'athlète, qui en 2009 revient encore plus fort et plus incroyable aux Championnats du Monde de Berlin. Il nous gratifie cette fois-ci niveau danse d'un “Luggo Luggo” du danseur Shelly Belly et entraîne même Asafa dans sa danse (celui-ci étant revenu à un meilleur niveau en emportant la médaille de bronze). Shelly Belly déclare depuis Kingston être très reconnaissant et honoré qu'une légende telle que Bolt fasse le pas de danse qu'il a créé devant le monde entier.
Il faut croire que Bolt a contaminé sa délégation, car du côté des filles, on se lâche aussi: Keron Stewart et Shelly-Ann Fraser, victorieuses elles aussi, dansent après leur course le “Let Me Loose” (Croisement des bras au dessus de la tête en mouvement de vagues).
Autre chose encore à retenir de ces mondiaux, alors que la question du moment dans le dancehall est : “Gaza Or Gully?” , Bolt dit devant les caméras “Gaza Mi seh!” .
S'en suivent immédiatement des débats animés entre pro-Portmore et pro-Alliance, chacun y allant de sa petite théorie : choix volontaire de Bolt qui se range du côté de Kartel ou simple clin d'oeil d'un fan de l'artiste ...
On peut penser que la deuxième théorie est la bonne, vu que Bolt lance également un ou deux jours plus tard lors de la finale du 200m un “Yesss Yesss” , gimmick de l'artiste Munga; voilà donc un jeune jamaïcain qui s'amuse sûrement à dédicacer toute la jeunesse de son pays au travers de sons d'artistes phares du dancehall et d'expressions populaires.
Vybz Kartel célèbre tout en chanson ces nouvelles victoires dans le titre “Lightin Bolt” , très fier d'avoir encore une fois relégué les Américains au second plan: “Yuh neva know Jamaicans nuh play / when yuh see that flag ya clear the way / Black, green, Usain get the gold / just bring back a silver to USA “
Usain Bolt, véritable fierté nationale, n'en finit plus de combler son pays. Il porte haut les couleurs de celui-ci, et ne se contente pas de ça, exposant à toute la planète la culture dancehall. Cette exposition soulève forcément des interrogations et des découvertes de la part du grand public, au vu de l'immense couverture médiatique dont le phénomène Bolt bénéficie. Des personnalités telles que Bolt valorisent le dancehall, améliorent son image et le diffusent à une échelle beaucoup plus large, et c'est forcément une bonne chose.
Comme on dit chez eux: 2 DI WORLD !