Interview / Kajeem & SpyRow, artiste-chanteurs – auteurs de Ghetto Reporters
Porte-voix d’une Côte d’Ivoire ‘’ghettoisée’’
Kajeem et Spy Row, deux artistes engagés et partageant une même passion pour la musique – reggae – ont signé ensemble Ghetto Reporters. Un album de 14 titres, sorti en octobre 2010 qui a le mérite de pointer du doigt les réalités sociales en Côte d’Ivoire voire en Afrique. Ce nouvel album ne revendique certes pas la perfection mais, fait prendre conscience de ce que « le ciel n’est pas bleu et tout n’est pas beau dans le Ghetto ».
Ce n’est pas fréquent que deux artistes qui ont des centres d’intérêts différents se retrouvent pour signer un même album. Vous le faites avec Ghetto Reporters, quelles en sont les motivations ?
Kajeem : C’est vrai qu’il est rare de voir ce genre de collaboration chez nous ici (Ndlr ; Côte d’Ivoire) parce qu’on a plutôt tendance à opposer les artistes. Nous représentons une nouvelle génération de musiciens qui a tendance à penser que l’union fait la force. L’album Ghetto Reporters qui est le volume 1 d'un concept qui est appelé à se développer autour de l’actualité et donner d’autres albums plus percutants. Nous sommes ensemble peut-être parce que nous partageons la même passion pour la musique, le même genre musical et les mêmes centres d’intérêts.
Qu’est-ce qui amène à aller investiguer dans le ghetto où, tel que l’illustre la pochette de l’album, vous y êtes descendu avec en main calepin, stylo et appareil photo pour réaliser un reportage qui donnera Ghetto Reporters ?
Spyrow : Etant nous-mêmes du ghetto, il n’était pas normal de voir une vie misérable et, avec la chance que nous avons de nous faire entendre, rester indifférent face à la souffrance de la population. Quand deux forces s’unissent, les gens sont plus attentifs aux messages véhiculés. Il est vrai que la vie est belle mais, il ne fait pas beau dans le ghetto. La souffrance vécue est une réalité. Il faut que les mentalités changent et qu’il y ait une prise de conscience.
Kajeem : De plus en plus nous sommes interpelés sur ce manque d’attention. Nous essayons d’être les porte-voix de tous ces gens qui n’ont pas la possibilité de s’exprimer. Contrairement à ce que disent certains, le ciel n’est pas bleu, les choses ne sont pas toutes belles.
Après ce reportage dans le ghetto dont le texte donne 14 titres à l’album, quel a été votre état d’esprit en étant au contact de la réalité ?
Kajeem : A ton avis, quelle état d’esprit peut-on avoir ? Je suis en contact avec la rue et le ghetto et ça ne m’a pas empêché d’être surpris de ce que je vois. On est toujours le riche de quelqu’un. Aujourd’hui, prendre deux ou trois repas par jour est devenu quelque chose d’extraordinaire. Donc c’est qu’une incursion dans le ghetto remet les idées en place. D’abord, tu te rends compte que si les choses sont dures pour ceux qui se plaignent par exemple de ne pas avoir suffisamment d’argent pour le carburant de leur véhicule, imagine ceux qui ont besoin de 500 Fcfa par jour pour nourrir la famille ! Nous ne sommes pas revenus de notre expérience de ghetto reporters (Ndlr ; reporters dans le ghetto) abattus ou démoralisés ; nous en sommes revenus plus requinqués parce qu’on se rend compte qu’il y a beaucoup de combat à mener et des défis à relever.
Une idée de ces défis à relever ?
Kajeem : Quel Abidjanais ne se plaint pas aujourd’hui de l’état de nos routes ? Les gens font de grands discours sur la libre circulation des biens et des personnes mais, il n’y a pas de routes ! Il y a un certain nombre de réalités qu’on ne peut plus cacher. On ne peut plus faire semblant de ne pas voir. Dans des quartiers, on a l’impression qu’il n’y pas d’élus. Les populations sont livrées à elles-mêmes depuis des années. Avec ghetto Reporters, nous sommes là pour parler d’un certain nombre de choses et non parler des politiciens. La réalité du ghetto est grave et interpelle tout le monde… Nous ne sommes pas là pour pleurnicher. Nous disons ce que nous pensons. Nous ne disons pas que l’album est extraordinaire ou parfait mais, il a un mérite : c’est de pointer du doigt les réalités actuelles de notre pays (Ndlr ; Côte d’Ivoire) et de l’Afrique.
Spyrow : Les choses choquent et nul besoin de réfléchir et forcer pour écrire et les relater à travers une chanson !
Pour vous cet album est un voyage révoltant au sein du ghetto, qu’est-ce qui révolte et choque ?
Kajeem : Je suis un jeune ivoirien et je suis fier de l’être. Qu’est-ce que mon statut de jeune ivoirien me donne de plus que quelqu’un qui est en Côte d’Ivoire et qui ne l’est pas ? Comment se sent-on quand on a un père qui a des moyens et qu’on est soi-même dans la misère ? On est révolté. Notre pays n’est pas le plus riche du monde. Mais avec toutes les richesses dont il dispose, on se dit que les jeunes ivoiriens pourraient vivre mieux et avoir de quoi à manger. Pourtant les choses les plus simples ne sont pas aujourd’hui évidentes. Je suis de ceux qui pensent qu’il ne faut pas pousser les gens à bout. La misère est mauvaise conseillère. Les Américains disent même que des choses tel le terrorisme se développent dans des terreaux où est installée la misère… Quand tu n’as même pas le repas par jour, penses-tu que pendant combien de temps les gens vont continuer à regarder les autres vivre dans le luxe quand eux sont dans la misère. Surtout quand ils ont le sentiment que ceux qui vivent dans le luxe ne le sont pas parce qu’ils sont plus méritant qu’eux mais, tout simplement parce qu’ils ont trouvé (Ndlr ; riches) des stratagèmes pour vivre à leur dépens. Ce album est l’occasion de dire aux gens qu’il faut s’exprimer et exprimer les choses.
Cela résume l’engagement dans vos textes. Avez-vous cependant pensé à la censure ?
Kajeem : Pendant qu’on préparait l’album, on nous l’a demandé. Nous sommes des créateurs et non des censeurs. Nous faisons notre travail de créateurs, les censeurs font le leur. Ni moi ni Spyrow ne va s’autocensurer. J’aimerais bien qu’on me poursuive pour diffamation, pour avoir dit des choses fausses. Vous ne trouverez personne le faire parce qu’on n’a rien dit de faux. On n’a injurié personne. Cet album est peut-être engagé mais tout ce qu’on fait depuis le début a toujours été engagé. Nous sommes suffisamment mâtures pour savoir qu’être engagé n’est pas être insultant. Ce n’est pas un album dirigé contre quelqu’un. Mais, j’aimerais que des gens se sentent concernés, que des politiciens pensent que c’est à eux qu’on parle, en passant. Parce que le spectacle qu’on voit dans nos quartiers est honteux. Nous sommes à Abidjan en 2010. C’est comme si on ghettoisait certains endroits du pays.
Spyrow : Cet album a été réalisé dans la politesse de notre art. Les concernés se reconnaîtront. On n’a indexé personne.
Le ghetto est, selon vos termes, la proie des gens de babylone, quel sens donnez-vous ?
Kajeem : Là où le reggae prospère babylone n’a pas sa place. Vous vous rendez bien compte qu’aujourd’hui l’école n’est plus une priorité. Avant, aux heures d’écoles, on ne voyait pas d’enfants dans les rues. Aujourd’hui, vous voyez tous ces enfants dans la rue en train de mendier. Je pense qu’en Afrique nos dirigeants ont fait le choix d’avoir des peuples incultes et dociles plutôt que des peuples instruits et revendicateurs. Tout ceci résume la stratégie de babylone. Nous sommes conscients qu’il n’y a pas que l’école, ainsi par la musique on éduque la population. Si à partir de cet album des mentalités évoluent, notre action aura porté.
Afrique et indépendance. C’est un sujet sur lequel il n’y a pas d’unanimité et cela a encore été mis en exergue lors de la célébration – qui continue – du cinquantenaire de l’indépendance des pays africains. Quelles réflexions partagez-vous sur ce thème ?
Kajeem : Il ne faut pas se voiler la face, notre indépendance est factice. On est indépendant que de nom ! Tu ne peux parler d’indépendance si économiquement tu ne l’es pas ; si tes institutions ne sont pas solides. Même culturellement, tu es aliéné ! De quelle indépendance parle-t-on ? Cependant, je pense que le cinquantenaire est une bonne occasion pour s’arrêter et diagnostiquer nos véritables maux afin de trouver des remèdes. Pour ma part, on n’avait pas besoin de colloques ici (Ndlr ; Côte d’Ivoire) – dont j’espère que de bonnes conclusions en sont sorties – pour remettre de l’ordre dans ce pays où les gens ne respectent rien. Il faut commencer par appliquer les lois. 50 ans après, il y a des domaines dans lesquels on a reculé. J’aurais voulu – et c’est un souhait que j’émets depuis plus d’un an – que, par exemple, la Côte d’Ivoire construise pour célébrer son cinquantenaire la plus grande bibliothèque d’Afrique. Il n’y a pas dans notre pays une bibliothèque digne de ce nom où la majorité de la population est jeune ! 50 ans après, on a amorcé une marche arrière à vive allure. Il y a beaucoup de domaines où il faut que nos gouvernants montrent la force de nos Etats… Ce n’est pas à nous de porter des jugements, mais je me demande bien à quoi ont servi ces milliards ?
SypyRow : C’est bien beau de rentrer dans l’histoire mais, il faut le faire de façon positive. Si on appliquait les lois, on ne verrait pas les mineurs fumer et regarder, comme si c’était normal, les maquis être installés à côté des écoles et des hôpitaux; on ne verrait pas les affichages en désordre. Il y a beaucoup à faire. J’aurais aimé qu’on tienne compte, dans le cas de la célébration du cinquantenaire, de la souffrance des populations pour mettre en arrière plan la fête. Ou bien penser à construire un hôpital, refaire le CHU (Ndlr ; Centre hospitalier universitaire) qui est en état de délabrement; ou refaire l’université qui est en souffrance. En cela, on aurait marqué d’un bon point le cinquantenaire où je ne vois pas de bilan positif. On est en pleine crise et on claque des milliards pour faire des feux d’artifices. C’est une injure au peuple. On ne peut le cautionner.