Aujourd'hui, nous partageons un extrait du chapitre 5 "Un révolutionnaire sans concession":
"Bob Marley est un activiste musical, un rebelle avec causes, un homme engagé qui fait ce qu’il dit et dit ce qu’il fait. Il est à l’opposé de tous les artistes ou intellectuels en chemise blanche qui s’affichent une fois par an pour faire un peu d’humanitaire promotionnel. Ils appellent radio et télévision pour signifier qu’ils envoient du riz au Yémen ou en Éthiopie. Ils convoquent la presse pour prévenir de leur horreur de la guerre, des autoritarismes et de la censure, mais occupent leurs journées à quémander des honneurs auprès des puissants (une ambassade, une mission gouvernementale, un poste bien placé pour pantoufler dans un journal ami du pouvoir). Ils passent leur temps à critiquer un système qui finance abondamment leurs rébellions complices à coup de subventions massives. Les dérives du tiers-mondisme de salon, et le cynisme ambiant de ce début de troisième millénaire, ont fait oublier qu’un jour des hommes se sont levés pour dire « non », sans qu’ils aient un intérêt personnel, en particulier pécuniaire, à en retirer.?Bob est de ces héros de l’humanité qui ont dit non au maître, au colon ou au propriétaire. Il a refusé l’ordre établi, la finalité mercantile, le mépris du dominant. Son nom est devenu un slogan ; son visage, un emblème présent sur le front des émeutes du monde entier. Le regard illuminé et irrévérencieux de Bob est celui des insoumis montant les barricades. Il exprime la pureté des idées, la quête d’absolu et l’aspiration à des destins différents. On l’arbore fièrement dans tous les ghettos et bidonvilles de la planète, et ce n’est pas un hasard. Le Tuff Gong est devenu un des symboles des damnés de la terre au même titre que le Che.
Les destins tragiques de ces deux dissidents, entrés dans la grande histoire de l’humanité, peuvent d’ailleurs être mis en parallèle. Leurs surnoms sont connus de tous, quel que soit le continent d’origine. Le Che et Bob sont des figures mythiques de la révolution, chacun à sa manière. Ils ont construit leur authenticité et affirmé leur intégrité au contact du peuple, de son extrême pauvreté et de son désespoir. Marley en est issu et l’a chanté. Guevara l’a soigné et ne l’a plus jamais quitté, des luttes armées de Cuba au continent africain en passant par la Bolivie ou le Pérou.
Les deux révolutionnaires se sont imposés dans l’adversité, la maladie (le Che était un grand asthmatique, mal qui l’a mis au supplice dans la jungle et rongé jusqu’à la fin ; Bob supportera son cancer de longues années sans se plaindre de la douleur). Ils ont fait leurs armes dans la lutte : contre Babylone et la colonisation pour le leader des Wailers, contre l’Argentine péroniste pour l’auteur de Voyage à motocyclette et La Guerre de guérilla. Tous deux se sont opposés à la domination du capitalisme américain et à ses dérives, qu’ils ont expérimentées : le chanteur jamaïcain dans les usines Chrysler, le médecin argentin dans les léproseries sud-américaines.
Bob et le Che se sont également affirmés dans leur métissage qui les a toujours rendus un peu étranger aux lieux où ils vivaient. Nomades par la force de leurs destins, exilés politiques et artistiques, les deux rebelles se sont faits les porte-paroles de l’identité mixte de leurs peuples respectifs. Prêts à tout pour faire triompher leurs idées, les deux héros populaires sont morts très jeunes. Le Che Guevara a été assassiné à 39 ans, Bob a été emporté par la maladie à 36 ans. Martyrs de la cause populaire, ils ont également en commun l’instrumentalisation et le dévoiement de leur héritage. Depuis leurs morts respectives, le bruit du tiroir-caisse a supplanté la diffusion de leurs idées les plus radicales. Les ventes des produits dérivés explosent. Et dans le cas du Che comme dans celui de Bob, leur nombre et leur déclinaison sont infinis.
Combattant de la liberté, farouche ennemi des injustices sociales et raciales, Bob Marley est un enfant des ghettos de Kingston et un fils de son époque agitée, celle des Black Panthers, de Gandhi et de Nelson Mandela. C’est une âme rebelle, un soul rebel révolutionnaire. Il le revendique haut et fort quand il chante :
I’m a rebel, soul rebel
Je suis un rebelle, rebelle de l’âme
Il le précise également quand il explique aux journalistes : « Le reggae est une musique révolutionnaire (...) qui éclaire la réalité de ce qui est caché aux sages, aux prudents, aux enfants ... »
Bob est en mission sur terre pour s’engager contre les injustices, et il le fait intensément en chanson. Le Tuff Gong a conscience de l’histoire terrible de son peuple, celle dont on ne parle pas, ou si peu, dans les manuels scolaires. La déportation et la mise en esclavage de plus de dix millions d’Africains sont rappelées dans Slave Driver (1973) pour mieux insister sur les réalités actuelles d’un déterminisme social cynique qui maintient les classes populaires en bas de l’échelle de la société jamaïcaine. L’histoire bégaie malheureusement, les formes de domination évoluant, s’hybridant constamment, pour mieux contrôler le sort des populations sans défense."
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