Gregory Isaacs vient de s'éteindre à Londres après avoir passé 59 ans sur Terre. Nous sommes trop peu nombreux à avoir compris qu'avec le Cool Ruler disparaît le plus grand chanteur de l'histoire, pourtant riche, de la musique jamaïcaine.
Laurent Gudin
Laurent Gudin
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Bob Marley et autres Sean Paul et Shaggy ont certes connu une notoriété cent, mille fois plus grande que celle de Gregory. Pourtant, aucun autre artiste jamaïcain n'a su capturer l'essence de ce peuple rebelle aussi bien que ce dernier. Il était la Jamaïque. Ou plutôt une Jamaïque aujourd'hui disparue, sorte de Jardin d'Eden qui n'existe plus que dans les mémoires de ceux qui ont eu la chance de visiter ce pays entre, grosso modo, 1970 et 1990. Une Jamaïque flottant dans une musique divinement belle, faite de drum and bass d'une lourdeur de plomb et d'une musicalité de rossignol. Une musique, le Reggae, où régnaient des chanteurs de belles chansons, avec des textes à la fois chiadés et d'une simplicité biblique… Aucun autre artiste n'avait la classe de Gregory, ce port de tête altier, cette lenteur majestueuse, ce charme à la fois décontracté et félin… Il régnait en maître sur les charts, dans les cœurs, et dans les dancehalls pendant cet âge d'or.
Laurent Gudin
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Signe des temps, l'annonce de la disparition de Gregory dans le Jamaica Observer, un des deux quotidiens qui paraissent encore à Kingston, prenait hier moins de place que les derniers déboires de Lindsay Lohan. C'est dire à quel point cette Jamaïque a bel et bien disparu, Atlantide musicale et culturelle engloutie par un raz de marée de médiocrité et de vulgarité, ce tsunami gerbant de vanité, de matérialisme et d'égoïsme stupide si aimablement provoqué par la mondialisation et son corollaire, la débilisation qui nous lobotomise chaque jour un peu plus…
Laurent Gudin
On l'a souvent comparé à Marvin Gaye, et, effectivement, de nombreux points communs existent : lover ultime, accro au freebase… Sauf qu'il a vécu plus longtemps, passant avec une aisance déconcertante du roots acoustique des années 70 au reggae digital des 80's et à l'electro-dancehall des 90's.
Wonder Knack
Wonder Knack
Chacun a son titre ou son album préféré, j'hésite personnellement entre le très évident "Night Nurse" et le fantastique "Once Ago", ou encore le non moins génial "More Gregory"…
Laurent Gudin
Nul besoin de faire ici sa discographie ou même l'inventaire de ses tubes… De toute façon, ce serait une entreprise de longue haleine, tant la liste de ses succès est longue. Car non content d'être talentueux, il était des plus prolifiques : avec plus de 3.000 titres à son actif, on ne s'étonnera pas qu'il ait été pote des très stakhanovistes Sly & Robbie, car il affiche tout simplement le catalogue de chansons le plus important de l'histoire du Reggae! Le tout sans changer d'orientation: il avait deux thèmes de prédilection. D'une part, Gregory chantait, croonait, susurrait l'amour et la souffrance qui souvent accompagne ce dernier. Sous toutes ses coutures. Sans relâche. D'autre part, et avec non moins de talent, Gregory chroniquait l'existence misérable des sufferers du ghetto. À cet égard, il savait de quoi il parlait. Il était en effet né et avait grandi dans un des pires endroits de cette planète. Il continuait de vivre au milieu des siens, au cœur d'un ghetto, alors qu'il aurait pu faire comme beaucoup d'autres en se réfugiant dans les beaux quartiers des collines encerclant Kingston…
Laurent Gudin
Humainement, Gregory cachait sous une timidité surprenant une vive et fine intelligence et se montrait sympathique et amical sous des dehors bourrus. Généreux, il s'assurait que les crevards de son quartier avaient de quoi manger. Il était entouré d'êtres patibulaires, qui, on dira pudiquement, avaient connu de nombreuses vicissitudes dans leur existence… Gregory était un être complexe. D'une « suaveur » sans égale quand il chantait, il parlait d'un ton brusque et par monosyllabes. Comme me le disait mon pote Bravo, il faut savoir interpréter ses silences… Charmant, il pouvait néanmoins se muer rapidement en une espèce de monstre forcené capable de sortir son flingue et de tirer sur les flics venus l'empêcher de tabasser sa femme…
Laurent Gudin
A titre personnel, je ne suis pas peu fier de dire qu'il m'aimait bien. Même quand il n'y avait pas de travail pour lui, il venait me dire bonjour chaque fois que j'étais de passage en Jamaïque. Apres avoir salué chaque musicien, qui évidemment se mettait au garde-à-vous pour lui, adossé au mur, s'assurant de ne gêner personne, il écoutait les riddims que construisaient Sly & Robbie, me félicitait d'un "nice riddim man, so when we going to do an album?" ou encore "me have a song on this one, let me do it for you now", puis concluait sa phrase d'un "baaas" ironique. On rigolait et il allait enregistrer un truc superbe, qui sortait comme ca, sans effort, sans de pénibles phases d'écritures, de raturages, d'hésitations ou de répétition… Le talent pur… Et il repartait je ne sais où dans sa BMW rouge après un dernier check à tout le monde. Ce genre de passage éclair provoquait invariablement du plaisir, un méga rush d'adrénaline et constituait immédiatement l'évènement majeur de la journée. Tout le monde restait sur le cul après son passage au micro et répétait en rigolant "Gregory, him baaaad"…
Laurent Gudin
Pendant son trop court passage de ce côté de l'univers, cet être cosmique a procuré aux humains de nombreuses joies (je l'ai vu en 1985 à Anvers accompagné par Sly & Robbie, c'était dément), quelques frustrations (sa tournée 1992 et ses concerts de 30 minutes), mais surtout ce sentiment qu'il existe au plus profond de chacun de nous une petite étincelle de force, d'amour, de gentillesse de générosité, mais aussi de rébellion que l'ordre établi n'a pas encore éteinte. Il nous a montré qu'il était possible, et même souhaitable, de laisser s'exprimer ces qualités, de vivre pour de vrai, quoi.
Laurent Gudin
Le 25 octobre 2010 dans le calendrier des humains, Gregory Isaacs a franchi dans l'autre sens la fractale spatio-temporelle qu'il avait empruntée le 15 juillet 1951 pour venir parmi nous. Il est reparti sur sa planète, ce monde où, comme le disent la Bible et les rastas, coulent le miel et le lait, où la souffrance n'existe pas, où règnent beauté, amour, fraternité et où il pourra vivre en paix… Certains appellent cet endroit Zion… Même si on est content pour lui, il n'empêche, il nous manquera ici-bas.