Il y a un an jour pour jour disparaissait le chanteur Cecil « Skelly » Spence aka Skelly - membre fondateur d'Israel Vibration (avec Albert « Apple » Craig, lui-même décédé en 2020 et Lacelle « Wiss » Bulgin) - à l'âge de 70 ans. Nous lui rendons hommage en republiant notre dossier spécial sur le groupe Israel Vibration. Sur Reggae.fr Webradio également, nous vous proposons un tribute ce soir de 20h à 22h => https://reggae.fr/webradio.php
S’il y a bien un groupe qui incarne l’espoir, le courage, la force et la détermination, valeurs centrales de la culture reggae, Israel Vibration est celui-là. La vie n’a pas fait de cadeaux à Wiss, Apple et Skelly, mais ce qui ne tue pas rend plus fort. Atteints de poliomyélite depuis l’enfance, les trois chanteurs se sont rencontrés grâce à cette maladie et ils ont su en faire une force artistique, pour devenir l’un des trios reggae les plus célèbres de la belle époque du roots jamaïcain.
Les galères ont commencé très tôt pour les trois artistes. Frappés dès leur plus tendre enfance par une épidémie de poliomyélite, ils se croisent au Mona Rehabilitation Center de Kingston, un centre accueillant les malades atteints de ce trouble affectant les muscles. Le handicap qui en découle les freine considérablement dans leur vie quotidienne et il contribue à les exclure un peu plus de la société.
« Ce n’est plus vraiment un problème aujourd’hui, raconte Wiss. Car on est atteints de ce mal depuis que nous sommes enfants. Le plus dur a été quand on était jeunes. On avait un peu honte et ce n’était pas facile de se mélanger au monde extérieur. En grandissant, tu te rends compte que tu ne peux rien y faire. Il faut vivre avec, du mieux possible. On ne se laisse pas abattre. C’est vrai que les gens sont parfois surpris de nous voir sauter et bouger sur scène, mais on peut presque tout faire en fait. On sera peut-être plus lents que les autres, mais on peut presque tout faire. On peut grimper aux manguiers, monter à cheval, descendre de cheval, tomber et se relever... On fait avec, c’est tout. »
Les gens sont parfois surpris de nous voir sauter et bouger sur scène, mais on peut presque tout faire en fait !
La spiritualité et leur rencontre avec le mouvement rastafari ont joué un rôle essentiel pour les trois jeunes. Elles leur ont apporté réconfort et assurance mais leur ont également causé du tort. À l’époque, le mode de vie rasta et le port des dreadlocks ne sont pas bien vus et la plupart des soldats de Jah souffrent de discrimination. Une persécution que le groupe évoque dans sa chanson « Weep and Mourn », parue sur l’album « The Same Song », où Wiss se plaint de ségrégation au sein du centre de soins qui les accueille. C’est ensuite dans la rue qu’ils doivent se débrouiller en vendant des bricoles à droite et à gauche et en cultivant leur propre nourriture. Et c’est la musique, associée à leur foi en Jah et leur message militant, qui les sort de la misère. Le morceau « The Same Song » interpelle par exemple le public de l’époque puisqu’il appelle au dialogue entre les différentes communautés rastas (Twelve Tribes, Bobo Ashanti, Orthodox et Nyabinghi). C’est Skelly, surnommé ainsi pour sa silhouette squelettique, que l’on retrouve au chant principal de ce titre. Une autre particularité propre au groupe est en effet que les trois chanteurs assument tour à tour les rôles du leader et des harmonistes.
« Nous écrivons tout le temps chacun de notre côté, explique Skelly. Et on découvre les chansons de l’autre pour la première fois lorsqu’on va en studio. On a toujours travaillé comme ça et cela fonctionne, alors on continue. » Wiss confirme : « Pour faire les chœurs, même si j’entends les chansons de Skelly pour la première fois, quand j’écoute ce qu’il a enregistré, je peux faire les harmonies sans problème. On arrive à choisir rapidement les parties que l’on veut accentuer et celles qui sont le plus appropriées pour les chœurs. »
Malgré leur talent évident, les Israel Vibration n’arrivent que tardivement sur le devant de la scène jamaïcaine. Leur premier album sort en 1978 et le premier single du trio fait mouche instantanément. « Why Worry » donne le ton : le groupe arrive avec un nouveau style vocal.
Bien qu’inspiré par les grands noms du genre (The Paragons, The Heptones, The Wailers...), Israel Vibration applique la recette de l’époque rocksteady sur un roots lancinant et revisite la tradition des trios vocaux avec des harmonies originales. Le 45-T sort sur le label Orthodox, tenu par les Twelve Tribes of Israel, une des organisations rasta dominantes. Plusieurs sources s’accordent pour dire que les Twelve Tribes ont lancé la carrière du groupe en finançant ce premier enregistrement, mais Cecil « Skelly » Spence, qui assure le lead vocal sur ce premier single, refuse d’attribuer ce mérite à la communauté.
« Ce sont des rumeurs ! Écoutez bien : quand nous avons rejoint les Twelve Tribes, notre groupe s’appelait déjà Israel Vibration. Nous sommes d’abord allés voir Channel One pour tenter notre chance, et nous nous sommes présentés sous le nom d’Israel Vibration. Nous avons intégré les Twelve Tribes après avoir débuté notre carrière. Partout où vous lisez ça, sachez que c’est faux. Les Twelve Tribes ne nous ont pas créés. »
Si « Why Worry » est le premier disque sorti par Israel Vibration, il ne s’agit pas tout à fait de son premier enregistrement. Albert « Apple » Craig, Cecil « Skelly » Spence et Lascele « Wiss » Bulgin ont en effet été retenus à une audition chez Channel One avec le titre « Bad Intention », qu’ils enregistrent dans la foulée. Mais Channel One se contente d’en faire un dubplate en 1976 pour Jahlovemuzik, le sound system affilié aux Twelve Tribes, ce qui contribue sans doute à accréditer la thèse selon laquelle l’organisation rasta a vraiment lancé la carrière du groupe.
Fort de ses singularités et de ses premiers succès, le groupe est repéré par Bob Marley en 1979. La star mondiale du reggae les fait jouer en première partie de deux de ses concerts de la tournée Survival en Jamaïque. Une rencontre qui conduit le trio à enregistrer un album avec les Wailers au studio Tuff Gong : « Unconquered People ». Ils travaillent ensuite pour l’un des producteurs les plus en vogue du début des années 1980, Henry « Junjo » Lawes. Avec son label Volcano, il est en train d’initier le son early dancehall associé à la légendaire paire Sly & Robbie. La musique roots passe à un niveau supérieur et la qualité sonore s’améliore considérablement. L’album « Why You so Craven » incarne cette période, dont Volcano et Channel One seront les plus éminents représentants. Une mésentente entre le groupe et le producteur mettra cependant fin prématurément à l’enregistrement. On raconte que ce sont les Tamlins qui ont terminé les harmonies manquantes de l’album, qui sort tout de même en 1981.
Deux ans plus tard, une nouvelle épreuve frappe le groupe. Forcés de migrer aux États-Unis pour des raisons de santé et par lassitude du business musical jamaïcain, les trois amis font face à des tensions internes importantes alors même qu’ils se retrouvent en situation irrégulière sur le sol américain. Ils sortent alors quelques singles en solo, chacun de son côté, jusqu’à ce que le label Ras Records les regroupe de nouveau en 1988. Le label a l’idée d’associer les trois voix aux Roots Radics, menés par l’illustre bassiste Flabba Holt. Le combo est gagnant. L’album « Strength of my Life » permet au trio d’entamer une seconde carrière, cette fois au pays de l’Oncle Sam. La collaboration avec Ras Records dure plus de dix ans, et celle avec les Roots Radics dure encore aujourd’hui. Ensemble, ils créent notamment les albums « Praises », « On the Rock », « IV », qui renferment les classiques « Cool And Calm », « Vultures », « Jailhouse Rocking », « Poor Man Cry » et surtout le puissant « Rude Boy Shufflin », sorti en 1995, qui résonne aujourd’hui encore dans les sound systems du monde entier. Peu de groupes jamaïcains des années 1970 sont parvenus à signer un hit dans les années 1990, Israel Vibration l’a fait !
Le groupe n’a d’ailleurs jamais arrêté d’enregistrer. On le croise encore aujourd’hui en studio, toujours animé par la même passion : créer de nouveaux titres. Même si Apple a pris un autre chemin, en solo, en 1996 (et il est décédé en 2020) – Wiss et Skelly ont sorti en duo pas moins de six albums dans les années 2000, refusant de faire comme la plupart des groupes de leur époque qui se reposent sur leurs acquis en tournant à travers le monde grâce à leurs hits du passé.
« Les temps changent vous savez. Quand on a commencé, il y a trente ou quarante ans, la vie était différente. Aujourd’hui, il y a de nouvelles générations et de nouvelles musiques. Donc pour rester au contact de ces nouvelles générations, il faut chanter des paroles réelles auxquelles les gens peuvent s’identifier. On ne peut pas chanter des paroles qui ont trente ans et prétendre être encore pertinent. Il faut raconter ce qui se passe aujourd’hui pour que ça parle aux gens. C’est pour ça qu’Israel Vibration écrit toujours des chansons. Il faut chanter ce que les gens veulent entendre. »
Avec leurs harmonies caractéristiques, leur attitude nonchalante et leur combativité, les Israel Vibration sont parvenus à s’imposer dans le cœur du public. Toujours installés aux États-Unis aujourd’hui, Wiss et Skelly continuent leur combat, se considérant plus que jamais comme des soldats de l’armée de Jah. Ils vivent au cœur de Babylone, mais gardent les yeux grands ouverts sur le monde qui les entoure. Skelly confirme :
« Si tu veux changer, tu changes. Mais si tu ne veux pas, tu ne changes pas. Personnellement, que je sois en Jamaïque, aux États-Unis ou en France, je garde ma vibe intacte. Vous savez, je n’écris pas mes chansons en fonction de l’endroit où je suis. Je veux que mes textes aient une réelle signification et qu’ils parlent aussi bien aux Jamaïcains qu’aux Américains et aux Français. La musique est un langage universel, il ne faut pas l’oublier, elle n’a pas de frontières. Car, ce que je ressens et ce que je vis peut arriver à d’autres gens n’importe où dans le monde, donc je n’écris pas que pour moi-même, mais pour des tas de gens différents. Ce que Wiss écrit, ça me touche et ce que j’écris, ça le touche aussi. »