À l'occasion de la sortie du biopic Bob Marley One Love en DVD, Blu-Ray et VOD et afin de célébrer comme il se doit l'année du 79ème anniversaire de la naissance du Roi du reggae (né le 6 février 1945), nous vous proposons de découvrir ou de redécouvrir quelques bonnes feuilles extraites du livre Bob Marley un héros universel de l'auteur et universitaire Alexandre Grondeau (également fondateur de Reggae.fr), paru aux Éditions La lune sur le toit en 2020 et tout juste réédité (à se procurer sur lalunesurletoit.com et dans toutes les librairies).
Aujourd'hui, nous partageons un extrait du chapitre "Un révolutionnaire sans concession":
"À bien écouter les paroles de ses chansons, Bob Marley navigue constamment entre ces deux figures tutélaires desquelles on peut le rapprocher d’un point de vue politique, même s’il n’a jamais eu de contact direct avec eux. Les différences entre les deux activistes ne sont pourtant pas si flagrantes quand on y pense sans passion. Elles reposent essentiellement sur les moyens à employer (violents ou pacifistes) beaucoup plus que sur le but final de leur action qui reste malgré tout l’obtention de l’égalité des droits vis-à-vis du pouvoir en place. Malcolm X et Martin Luther King sont les deux versants opposés mais complémentaires et indissociables d’une Amérique noire qui cherche à se libérer de la domination blanche par tous les moyens pour conquérir l’égalité, puis l’équité. La pensée de Marley suit cette voie, un entre-deux syncrétique hétérodoxe, un chemin ardu à emprunter pour qu’une partie de l’humanité qui a beaucoup souffert puisse enfin atteindre l’apaisement. Entre dénonciation radicale, soutien à la révolution et appel à la paix, Bob hésite constamment sur les moyens à mobiliser, mais il est convaincu du but à atteindre : la libération de son peuple et plus largement celle des opprimés de toute la planète. « Je ne veux pas changer mon île, je veux changer le monde.» Et le continent africain fait très largement partie de ce monde à libérer.
La relation de Bob Marley à l’Afrique est fondamentale pour comprendre les engagements et la personnalité de l’artiste. Il considère le continent originel comme une Terre Mère à laquelle il faut rendre hommage, comme dans "No Woman No Cry" (1974) :
In this great future
Dans ce futur radieux
You can’t forget your past
Vous ne pouvez pas oublier votre passé
L’Afrique est le lieu d’où viennent tous les Afro-Caribéens et tous les Afro-Américains. Elle est leur histoire, tout autant que leur avenir et ce rapport au continent originel est la pierre angulaire de la réaffirmation de la fierté des Noirs et de leur réalisation. Dans "Exodus" (1977), Marley lance, comme une affirmation identitaire essentielle :
We know where we’re going
Nous savons où nous allons
We know where we’re from
Nous savons d’où nous venons
L’occulter, c’est passer à côté d’une des plus importantes facettes de l’auteur de Natty Dread. À la suite de Marcus Garvey et des tribus rastas, le Tuff Gong dénonce la vision misérabiliste d’un continent pillé et souillé par la colonisation pour la remplacer par une conception solaire, royale, consciente et fondatrice. Zion est à la fois le paradis perdu, et la terre promise, le retour au pays pour les enfants arrachés à ses bras, volés par la traite négrière, précise le titre "Redemption Song" (1980) :
Old pirates yes they rob I
Les vieux pirates m’ont volé
Sold I to the merchant ships
Et vendu à des navires marchands
Les rastas appellent « repatriation » le processus de retour en Afrique et Bob s’inscrit totalement dans cette mou- vance avec le titre "Zion Train" (1980) :
Zion train is coming our way
Le train de Zion vient à nous
Oh, people, get on board
Oh montez à bord
You’d better get on board
Vous feriez mieux de monter à bord
Thank the lord, praise Fari
Remerciez le seigneur, honorez-le
I gotta catch a train
Je dois attraper un train
Cause there is no other station
Parce qu’il n’y a pas d’autre gare
Le dernier train pour Zion est lancé et il passe par l’unité totale du continent africain appelée de ses vœux dans le poignant "Africa Unite" (1979) :
Africa unite
Afrique, unis-toi,
Cause we’re moving right out of Babylon
Car nous quittons Babylone
And we’re grooving to our father’s land (...)
Et nous dansons vers la terre de notre père (...)
Africa unite
Afrique, unis-toi
Cause the children want to come home
Car les enfants veulent rentrer chez eux
Le mot unité est fondateur chez Bob Marley quand il s’agit de parler de la Terre Mère, tout autant que de libération. Il rejoint en cela de grandes figures des luttes d’émancipation des peuples africains. Thomas Sankara, le « président des pauvres » qui a dénoncé le néocolonialisme occidental et voulait libérer le Burkina Faso (anciennement la Haute-Volta), celui qui a lutté contre l’impérialisme américain, a refusé de payer la dette au FMI et à la banque mondiale, et qui a échangé les berlines présidentielles contre des Renault 5. Patrice Lumumba, héros national congolais, combattant résolu de l’indépendance de son pays, ennemi de la domination occidentale, qui en a ap- pelé à de multiples reprises à la solidarité africaine pour lutter contre les anciennes puissances coloniales. Et puis évidemment il y a « Madiba », Nelson Mandela, modèle de l’activiste politique prêt à sacrifier son existence et sa liberté à son idéal : la fin de l’Apartheid. Le prix Nobel de la paix 1993 a été le chantre de la négociation avec le pouvoir afrikaner en place afin d’aboutir à la réconciliation de son peuple. La lutte pour l’émancipation du continent africain est multiple et protéiforme et le leader des Wailers l’embrasse de toute son âme.
Il lui consacre de nombreux titres incandescents. Dans le brûlot "War "(1976), Bob avait déjà critiqué les dictatures militaires en Angola et au Mozambique, et l’Apartheid en Afrique du Sud. Avec le titre Zimbabwe (1979), la pensée du leader des Wailers est limpide, si ce n’est explicite :
Every man gotta right to decide his own destiny (...)
Chaque homme a le droit de décider de son destin (...)
So arm in arms, with arms, we will fight this little struggle (...)
Alors main dans la main, armés, nous mènerons cette petite lutte (...)
Mash it up in-a Zimbabwe (...)
Renversez le Zimbabwe (...)
Africans a liberate Zimbabwe (...)
Africains, vous allez libérer le Zimbabwe (...)
Bob Marley s’impose ainsi comme la première grande star internationale issue d’un pays pauvre et, plus encore, comme le premier artiste de cette envergure à défendre la condition et l’avenir du continent le plus démuni. Il devient la voix révolutionnaire des tiers mondes, et de l’Afrique en particulier qu’il veut libérer sans délai. Son empreinte artistique et politique a marqué de manière indélébile un continent qui se cherche des leaders artis- tiques à la hauteur du Tuff Gong.
Il n’y a pas eu grand monde pour reprendre la place du prophète Marley. Les superstars du rap et du R’n’B ont sans doute été trop occupées par la recherche de hype, de bling-bling et le ramassage de billets verts pour s’occuper des laissés-pour-compte de la modernité et de l’ultra-libéralisme. Où sont Jay-Z, Kanye West, Rihanna, Kendrick Lamar et Alicia Keys quand il s’agit de porter la voix du continent africain ? On ne les entend pas beaucoup pour dénoncer les guerres civiles au Yémen et au Soudan, l’exploitation massive du continent par les multinationales des secteurs de l’énergie et du BTP ou les famines en Afrique subsaharienne... Dr. Dre ou Snoop auraient également pu prétendre à ce statut, mais le premier préfère être un brillant entrepreneur milliardaire et le second un patron de start-up spécialisée dans l’industrie du cannabis, quand il ne produit plus de films pornographiques. On ne voit ni l’un, ni l’autre, financer un mouvement de libération à une dictature africaine comme Bob l’aurait fait en son temps pour le Zimbabwe (selon le journaliste Malik Boulibaï note 25 du livre). Les temps changent, et avec eux, certaines attitudes. Le capitalisme va très bien à la plupart des artistes globaux. Seul Akon s’est engagé concrètement en proposant des solutions opératoires et en obtenant des résultats importants à travers de vastes projets d’électrification du continent africain via le développement des énergies solaires (pour un montant avoisinant le milliard de dollars américains). Son action est louable, mais il reste bien seul, parmi les superstars des musiques urbaines, à se préoccuper aussi concrètement du sort de ses contemporains."
Photo : Copyright (c) 56 Hope Road Music - Adrian Boot est l’auteur de toutes les photos contenues dans cet ouvrage. Elles sont utilisées sous licence, laquelle nous a été attribuée par son agence www. urbanimage.tv.