G.Bougard de TABOU1 nous explique tout !
interview Roots 2

G.Bougard de TABOU1 nous explique tout !

Guillaume Bougard, fondateur de TABOU1, le plus gros label Reggae d’Europe continentale au début des années 2000, premier label reggae à se lancer dans les ventes digitale dès 2004, et qui collaboré avec quelques-uns des plus grands artistes de la planète (Sly & Robbie, U-Roy, Bunny Rugs, Gregory Isaacs, Pablo Moses et bien d'autres), embarque dans une nouvelle aventure avec la nouvelle plateforme TABOU1, qui entend utiliser la technologie NFT issue de la blockchain afin de permettre une expérience d'écoute unique pour le consommateur mais aussi de rémunérer plus dignement les artistes.

On a voulu en savoir un peu plus sur cette plateforme innovante, les motivations de sa création et les avantages qu'elle offre.

Reggae.fr : Peux-tu nous expliquer la genèse de ton projet ?
Guillaume Bougard : La boutique www.TABOU1.com propose des NFT qui permettent de télécharger des fichiers audios et de recevoir des disques vinyls. Nous combinons l'aspect pratique des fichiers audio, que tu peux écouter dans le métro sur ton téléphone ou ton baladeur (comme les streams sur Spotify, sauf que là tu possèdes les fichiers), avec le son d'un disque que tu peux écouter chez toi sur ta chaîne.

En 2020, avec Robbie Shakespeare, on était sidérés par le phénomène des premiers NFT comme les cryptopunks ou les bored apes. Les gens se jetaient sur des fichiers images pour les collectionner. Et on s'est dit, ce truc est un piège et ne va pas durer. Et évidemment une fois l'engouement initial retombé, les gens se sont détournés de ces NFT, leur donnant au passage une réputation pourrie. Et oui, faire croire aux gens qu'ils allaient faire fortune du jour au lendemain était pourri, une vraie pyramide et des gens devraient selon moi aller en taule, mais c'est une autre histoire pour une autre fois !

"Digital + Vinyl = the ultimate music experience"

Par contre, la technologie sous-jacente, et en particulier la blockchain, m'a paru géniale. J'ai donc décidé de m'intéresser au sujet. Puis Robbie est tombé malade et j'ai mis mes travaux en suspens, complètement déprimé par ce qui lui arrivait. Début 2022, j'ai repris mes investigations, j'ai regardé ce qui se faisait et je me suis dit pourquoi ne pas tenter le coup ? Je ne veux pas me dire dans quelques années que j'aurais dû faire ci, faire ça. Si je ne me lance pas, je ne saurai jamais si ça marche. J'ai regardé ce qui se fait, principalement aux US mais aussi en Europe. J'ai constaté que les initiateurs de ces projets, mis à part Royal aux US, ne sont pas issus du monde de la musique, mais plutôt de la tech et que leur approche est très tech et pas très "fan de musique" ou distributeur de disques. Aucune autre plateforme de NFT ne vend de vinyl couplé à un jumeau digital. C'est ça que j'ai eu envie de proposer, ce que je nomme (pas très!!!) modestement "Digital + Vinyl = the ultimate music experience"

En ce qui concerne les artistes, on sait tous désormais que Spotify est une arnaque absolue pour les artistes: tu fais 1 million de streams, ton label touche moins de 4,000 dollars et selon ton contrat avec ta maison de disques, tu touches 10 à 20%, soit 400-800 dollars. 1 million de mecs ont écouté un titre que tu t'es échiné à produire, enregistrer, mixer, masteriser, faire 1 pochette, promouvoir, etc… et tu touches des clopinettes. Et en plus, le PDG de Spotify t'enguirlande dans ses interviews, te considérant comme du bétail.

Avec une plateforme comme TABOU1, lors de la première sortie (une nouvelle version de "Walk Away From Love" de Bitty McLean que j'avais produite avec Sly & Robbie en 2019 et gardée au chaud), pour 1 seul titre, lors des 12 heures qui ont suivi l'ouverture de la boutique et de la précommande du NFT de Bitty, on a reçu plus que tout ce que Bitty reçoit de Spotify en un mois avec une dizaine d'albums, le tout avec moins de 100 clients contre environ 2-300,000 streamers.

"12 heures de TABOU1 sur 1 seul titre > 1 mois de Spotify sur 100+ titres"

Nous sommes encore en train de décortiquer les chiffres, mais on hallucine devant une telle disparité.

Tu expliques que les NFT permettront aux utilisateurs de posséder leur musique directement. Peux-tu être plus précis ? Quel sera la différence d'utilisation avec les plateformes de streaming habituelles et comment cela se matérialisera t-il ?
Quand tu streames, c'est comme si tu écoutes la radio, tu n'as pas entre tes mains un CD, un disque, ou même un fichier MP3 ou Flac, Wav, etc… De nos jours, depuis la révolution lancée par Spotify il y a maintenant 10 ans, seul Qobuz et quelques autres magasins online proposent du téléchargement. Mais même les fichiers audio ne sont qu'une licence qui te donnent très peu de droits. Il faut lire les conditions d'utilisation des sites pour réaliser à quel point tout est verrouillé et à quel point le client a peu de droits. Dans le temps, tu pouvais par exemple revendre les CD ou les disques. De nos jours, ce n'est plus possible, vu que tu n'as rien à revendre!

Sur TABOU1, grâce aux solutions rendues possibles par la blockchain, tu possèdes un actif qui peut être revendu: les NFT que tu achètes te donnent le droit d'écouter, de télécharger, mais aussi de revendre les NFT qui donnent accès aux fichiers audio sur des plateformes comme Opensea. De même, tu peux revendre le vinyl sur Discogs ou aller chez Patate Records pour revendre ton vinyl à Pierre, que je salue au passage.

Donc en tant que consommateur, tu retrouves certaines possibilités que les plateformes de streaming t'avaient confisquées. En tant qu'artiste, tu bénéficies aussi de ce système car nous avons programmé nos NFT de telle manière que les reventes de ces NFT génèrent des royalties pour les artistes. Donc contrairement aux reventes de CD ou de vinyl d'occasion, l'artiste continue à percevoir un peu d'argent à chaque changement de propriétaire.

Pour être tout à fait concret, tu sors aujourd'hui une version rub a dub du titre Walk Away From Love de Bitty Mc Lean, produit par Sly & Robbie, ainsi que 3 mixs inédits, le tout en version digital et vinyle. Comment cela va t-il se passer pour le consommateur qui veut se les procurer ?
Le client a tout d'abord intérêt à faire vite car nous avons vendu une grande partie du stock et nous ne represserons jamais les disques. Il en reste, donc pour le moment pas d'inquiétude!
Ensuite, il va sur le site www.tabou1.com, clique sur "Preorder" (jusqu'au 15 mars) ou "Buy" sur l'édition de son choix. Pour chaque NFT, nous proposons trois éditions plus ou moins luxueuses afin de n'exclure personne. Les éditions Red, Green et Gold sont proposées à des prix plus ou moins élevés. La "Red Edition" donne accès à des fichiers audio seulement, tandis que la Green et la Gold donnent accès à des fichiers audio mais aussi un 7" 2 titres pour la Green et un 12" 3 titres autographé par Bitty lui-même pour la Gold.

En plus des fichiers audio de Walk Away, le client reçoit des bonus gratuits sous forme de NFT donnant accès à des titres de 5 compilations: Roots, Dub, Dancehall, Live et Women. Ces bonus sont un équivalent des cartes de fidélité: à ma boulangerie, je fais tamponner une grille en carton et au bout de 10 achats, j'ai un bonus. Sur TABOU1 c'est la même chose: au fur et à mesure de tes achats tu collectionnes les bonus et quand tu as complété une compilation, tu reçois 2 titres inédits par des légendes du Reggae, comme Carlton Livingstone, Bunny Rugs, Johnny Clarke, etc… que j'ai produits au fil des années avec Sly & Robbie.

Au cours des premiers jours de précommande, j'ai été très surpris de voir que l'édition Gold était la plus commandée malgré son prix élevé, suivie de la Green, alors que la Red n'était que très peu achetée. Les gens sont attirés par le vinyl, les supports physiques et j'espère continuer à être la seule plateforme de NFT musicaux à proposer du physique en plus du digital !

Tout cela ne sera uniquement disponible sur la plateforme TABOU1 et nulle part ailleurs ?
Oui, tout le contenu proposé par TABOU1 est exclusivement disponible dans notre boutique. Les NFT sont à 100% des inédits, comme par exemple la nouvelle version rub a dub de Walk Away, et ne seront jamais plus disponibles une fois les ventes terminées. Cela garantit aux client un objet unique tiré a très peu d'exemplaires (200 pour la Green et 50 pour la Gold). L'idée n'est pas de faire de la quantité, mais de proposer une expérience exclusive.

Dans quelles mesures les artistes seront-ils mieux rémunérés que sur les plateformes ? Cela va t-il coûter plus cher au consommateur ?
Comme je le disais plus haut, les artistes touchent directement de la plateforme. Nous aidons ceux qui le souhaitent à ouvrir un portefeuille crypto qui reçoit au moment même de la vente la part de royalties réservées aux artistes.

"Sur TABOU1, grâce aux solutions rendues possibles par la blockchain, tu possèdes un actif qui peut être revendu: les NFT que tu achètes te donnent le droit d'écouter, de télécharger, mais aussi de revendre les NFT qui donnent accès aux fichiers audio sur des plateformes comme Opensea."

Par exemple, si un client achète la Green Edition, le paiement est immédiatement et sans intermédiaire réparti entre la boutique, l'artiste, tous les ayant droit. L'artiste n'a plus besoin d'attendre que sa maison de disques fasse le décompte trimestriel ou semestriel des ventes, calcule ses royalties, et le paie avec souvent 90 jours de délai à l'issue de la période trimestrielle ou semestrielle de royalties. Quand on voit le scandale des royalties non payées à Max Romeo par Univers Sale (ndlr : oui, Guillaume parle bien d'Universal :-) depuis 1976, on se dit que le système de comptabilité que permet la blockchain est le bienvenu !

En achetant un NFT de Bitty, le client soutient cet artiste. La prime par rapport à Spotify est évidente puisque Spotify a tué toute valeur dans la musique et que ses algorithmes traitent les artistes comme des 1 et de 0. Pour atténuer cette prime, nous donnons énormément de NFT en bonus gratuits, ce qui ramène le prix à l'unité à des niveaux comparables à ce qu'on peut trouver sur Bandcamp. Quand tu achètes du café "fair trade" tu acceptes de payer un chouia plus que les marques qui exploitent des esclaves dans des plantations géantes au Brésil ou en Afrique parce que tu sais que ton argent ira vers de petits cultivateurs indépendants.

Donc en fin de compte, nous proposons un modèle de développement plus respectueux des artistes, mais aussi des clients. Et en plus, nous donnons une partie de nos bénéfices à deux associations de reforestation, dont l'une, Planta Y Canta, a été créée par le producteur argentin Hernan Sforzini, qui a remporté un Grammy en reggae il y a 2-3 ans et que je respecte énormément.

Comment combiner l'utilisation des NFT avec les valeurs de reggae music et la lutte contre babylon system, le système capitaliste et tout ce qu'il représente ?
Le débat sur le capitalisme mérite un détour sans doute trop bref: ce qui pose problème, c'est le capitalisme de connivence, où les entreprises bénéficient des tuyaux de l'Etat ou autres puissants. Ces boites injustement favorisées par l'Etat n'ont pas à faire face à la concurrence, et proposent donc un service ou un produit médiocre et cher, et ne sont pas agent de progrès. Le pire, c'est que leurs employés sont souvent malheureux eux-mêmes! Je crois à une culture familiale, indépendante et innovante. Regarde en Allemagne, le nombre de petites entreprises familiales, prospères et innovantes. Comparé à la France c'est le jour et la nuit et ça explique pourquoi nous sommes à la traine, avec 3 fois plus de chômage, des déficits 2 fois plus profonds, et que la population est plus pauvre, mal à l'aise et toujours en colère.

Pour en revenir à ta question, les modes de consommation évoluent et un nombre croissant de gens ne veulent plus acheter comme des moutons de Panurge. Ils souhaitent donner un sens à leurs achats. Le capitalisme a cela de bien que l'économie de marché réagit très vite à ces tendances: si un nombre suffisamment élevé de personnes votent avec leur portemonnaie dans une direction plus respectueuse de l'humain et de la nature, les choses bougeront. Si on se dit "m'en fous, j'ai un forfait qui inclut Spotify et je me gave de vidéos à la con sur Tik Tok", le monde ira à sa perte. C'est à nous d'être les auteurs de notre destinée, d'écrire notre histoire. Babylon est un colosse aux pieds d'argile, ne jamais l'oublier.

"Si un nombre suffisamment élevé de personnes votent avec leur portemonnaie dans une direction plus respectueuse de l'humain et de la nature, les choses bougeront. Si on se dit "m'en fous, j'ai un forfait qui inclut Spotify et je me gave de vidéos à la con sur Tik Tok", le monde ira à sa perte."


Avais-tu suivi l'arrivée des cryptorastas il y a quelque temps ? qu'en avais-tu pensé ?
Je connais Marcus Manzenes, à l'origine de cette collection. Il a un super sound system appelé Digitadubs à Rio de Janeiro. C'est un type super, avec un cœur bon, qui connait bien les artistes jamaïcains. Il a lancé les Cryptorastas en partageant la richesse avec les artistes, et tout ce qui permet d'envoyer des sous en Jamaïque me semble bon, tant qu'on n'est pas dans l'illégalité.

Ton background dans la finance t'a t-il aidé et motivé à créer cette plateforme ?
Je ne sais pas, par contre le fait d'avoir aidé à gérer une startup dans l'industrie de 2000 à 2022 a été une école formidable. J'ai appris énormément, et en particulier à animer, entrainer, et, plus que tout, écouter et respecter le travail des ingénieurs et des opérateurs en usine. Dans une usine, on est dans le réel: s'il faut faire une pièce de 2mm, une pièce de 3mm est défectueuse, point barre. On est aux antipodes du monde de la musique, où c'est le règne du cerveau droit. Dans l'industrie, je n'ai côtoyé que des gens honnêtes et travailleurs, tout le contraire des majors, ou règnent flemme, intrigue, mensonge et tricherie. Je suis d'ailleurs fortement engagé avec l'organisation Music Justice qui intente des procès à ces majors pour récupérer les royalties mal ou pas payées (voir affaire Max Romeo) et je veux absolument que la démarche de TABOU1 s'inscrive dans cette logique de justice, de respect et, j'ose le dire, d'amour et de paix.

Ne penses-tu pas être trop à l'avant-garde à ce stade ?
Comme le chantait si bien mon idole Bob Marley, Time Will Tell. Une chose est sure, je ne veux pas me dire dans quelques années, tu aurais dû tenter le coup. On ne vit qu'une fois et je ne veux pas quitter ce monde sans avoir essayé un maximum de choses. Quand j'ai lancé le label TABOU1 en 1996, j'ai quitté une carrière très lucrative dans la finance, car j'avais ce rêve de monter un label. Mes copains qui sont restés dans la finance ont gagné des fortunes hallucinantes alors qu'à 60 ans, je n'ai toujours pas fini de rembourser mon emprunt immobilier! Par contre, je suis fier d'avoir fait des disques avec Sly & Robbie, U-Roy, Bitty, Horace Andy et autres idoles de jeunesse. J'ai d'ailleurs réservé une partie du capital de la boutique à Sly, Bitty, la famille de Robbie et à plusieurs membres de l'équipe TABOU1 pour marquer ma profonde et éternelle reconnaissance. Là encore, je crois à un capitalisme familial où la richesse est partagée avec tous ceux qui contribuent à sa constitution. En 2024, l'actionnariat salarié collectif reste trop peu répandu alors que les bienfaits de ces mécanismes ont été démontrés.

Merci Guillaume ! Longue vie à TABOU1 !

Par Propos recueillis par LN
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