Interview Bob Marley avec Francis Dordor
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Interview Bob Marley avec Francis Dordor

A l'occasion du mois du reggae et de la célébration des 75 ans de la naissance de Bob Marley le 6 février dernier, nous avons voulu nous entretenir avec Francis Dordor, écrivain et journaliste musical français (ex-rédacteur en chef de Best, journaliste aux Inrockuptibles). Dordor a publié plusieurs ouvrages sur la star du reggae, qu'il a été amené à cottoyer à de nombreuses reprises à partir de la fin des années 70. Le dernier en date s'intitule Bob Marley, le dernier prophète, sorti chez GM Editions en septembre 2019.

Reggae.fr : Il y a presque dix ans, tu sortais l'ouvrage Bob Marley, destin d'une âme rebelle. On constate que le destin de Bob ne t'a pas quitté puisque tu as sorti en 2019 un nouveau livre intitulé Bob Marley, le dernier prophète. Peux-tu nous dire pourquoi tu as souhaité parler à nouveau du Roi du reggae ?

Françis Dordor : Il s'est évidemment passé beaucoup de choses dans le monde entre temps. Tout tient au choix du titre. J'ai choisi ce titre le dernier prophète car je trouvais que ça faisait écho à la réalité globale d'un monde en plein chaos, en pleine transformation. Le dernier album que Bob ait sorti de son vivant s'appelle Uprising. En anglais, ça veut dire « soulèvement » et je suis vraiment frappé par la multiplication des soulèvements ces cinq dernières années à travers la planète. Et en ce moment, il y a une vraie convergence de soulèvements, que ce soit en Amérique du Sud avec le Chili, le Vénézuela, le Moyen-Orient avec l'Irak et le Liban, mais aussi la Chine avec Hong-Kong, la France avec les Gilets Jaunes, l'Afrique avec la Guinée et l'Algérie. Tout ça m'a amené à réfléchir sur ce que Marley envisageait en tant que poète, en tant qu'artiste, par rapport au devenir du monde. Pour moi c'était plus qu'une prophétie qu'il faisait, c'était de l'ordre de la prémonition. Il y avait en lui une forme de sensibilité qui lui permettait d'envisager l'avenir par rapport aux réalités sociales et aux rapports de force à l'intérieur de nos sociétés. Voilà pourquoi j'avais encore des choses à dire sur Bob et pourquoi j'ai choisi ce titre.

Tu décris Bob Marley comme l'incarnation de la puissance du métissage, physique et intellectuelle. Est-ce que ce métissage, qui a été en vogue à une certaine période, n'est pas devenu paradoxalement un problème dans le monde actuel ?
Peut-être l'est-il de manière ponctuelle, dans certaines régions ou dans certains contextes du fait de certaines tensions. Mais je pense que c'est la marche inéluctable du monde. Edouard Glissant parlait du tout-monde en décrivant un chaos qui découle de la régurgitation de l'Histoire, car l'Histoire a bien tendance à se répéter. A ça s'ajoute la question du repli identitaire évidemment. Le problème des migrants qui arrivent par centaines dans des bateaux va nous pousser - nous Occidentaux - à étudier la question avec plus de hauteur, d'intelligence et de clairvoyance qu'on ne le fait aujourd'hui.

"Le 56 Hope Road a été comme une parenthèse enchantée"

As-tu fait le constat que Bob Marley en tant que panafricaniste avait toujours été évincé des listes des grandes figures dans les médias occidentaux ?
Le problème ici c'est qu'on a du mal à dépasser les clichés quand il s'agit d'artistes qui ne viennent pas du cru. Marley reste associé à la marijuana et aux dreadlocks malgré tout ce qu'il a pu accomplir. Les Occidentaux ne restituent pas au personnage sa véritable valeur et sa véritable dimension. Il y a un énorme travail à faire et c'est aussi un peu l'objet de ce livre. J'essaye de montrer toutes les dimensions de Bob Marley, y compris celles de sa vie personnelle. Il n'était pas sans défauts, il a eu une vie extrêmement tourmentée. Je parle aussi de sa dimension universaliste que peu d'artistes possèdent. C'est important d'insister là-dessus. C’est un travail de pédagogie.

Comment expliques-tu que Bob Marley ait réussi à dépasser son propre style musical, à tel point qu'aujourd'hui il vende plus d'albums à lui tout seul que tous les artistes reggae réunis ?
Il avait un talent exceptionnel. Du génie sans doute, mais surtout une capacité de travail et de remise en cause. Il a quand même mis une bonne dizaine d'années avant de percer à l'internationale. Ça n'est pas venu comme ça. Il n'a d'ailleurs pas été tout seul à accomplir ça. Ses rencontres avec Lee Perry en tant que producteur musical et avec Chris Blackwell en tant que promoteur ont été déterminantes. Mais effectivement, c'est un poète extraordinaire, capable de décrire une situation en trois minutes avec une justesse incroyable. Comment en est-il arrivé à devenir quasiment la seule figure capable d'incarner le reggae à ce point ? Je ne sais pas s'il y a d'autre explication que celle de son talent à part peut-être la remise dans le contexte : la Jamaïque, c'est une île grande comme la Corse avec 3 millions d'habitants. Qu'il y ait déjà ne serait-ce qu'un bonhomme qui ait réussi cet exploit de faire connaître et reconnaître son pays à ce point, c'est pas mal. Avant Marley, la Jamaïque n'existait qu'à travers le rhum et les romans de Ian Flemming avec James Bond. Moi, ma fascination pour Bob Marley vient du fait qu'il soit parvenu à raconter une histoire ; celle de la déportation et de la traite négrière qui concerne quand même entre 15 et 18 millions d'individus et qui a changé considérablement le monde, culturellement, économiquement et à tout point de vue. Pour ma part, il m'a fait découvrir un pan de l'Histoire qui m'était clairement caché. Je regrette aujourd'hui que Bob Marley ne soit pas enseigné dans les écoles et dans les Universités.



Tu l'as dit, Bob Marley était un gros bosseur. Je pense qu’il avait en lui cette volonté et cet état d’esprit 'prêt à tout', quitte parfois à embrasser la maxime ‘la fin justifie les moyens’, pour que son message soit accessible au plus grand nombre. Surtout par rapport à Bunny et Peter, Bob semble celui qui voulait arriver à faire entendre ses idées au niveau mondial.
Son ambition a effectivement permis au reggae et au rastafarisme de dépasser les limites géographiques et ethniques dans lesquelles ils étaient enfermés. Mais je ne crois pas que ça n'a été que de la stratégie. Il y a eu bien sûr beaucoup de stratégie et de marketing, mis en place par Chris Blackwell et Island Records notamment, pour permettre cette propagation internationale, mais je pense que la dimension artistique de Marley y est aussi pour beaucoup. Quand on le compare à ces compères des Wailers, on se rend compte que Bunny Wailer était un artiste très spirituel, quasi religieux – son album Blackheart Man est d'ailleurs un chef d'oeuvre absolu du genre – et que Peter Tosh était plutôt une figure révolutionnaire. Mais ces deux-là n'ont aucune chanson d'amour dans leur répertoire. Bob Marley a toutes les cordes à son arc. Il fait des chansons d'amour extraordinaires, des chansons révolutionnaires aux message extrêmement forts, il met en scène des personnages pour raconter des histoires. Voilà sa différence avec les deux autres et voilà pourquoi, selon moi, il a été amené à prendre plusieurs longueurs d'avance.

"Bob était devenu un enjeu politique, économique, culturel beaucoup trop important pour une petite île comme la Jamaïque."

Le mysticisme de Bob est souvent absent de ses nombreuses biographies. Au-delà de son rapport à la ganja bien sûr. On parle rarement de sa connexion avec un être supérieur, de son rapport quasi vaudou avec la vie. Pourquoi selon toi ?
Je pense que c'est parce qu'on a souvent tendance à confondre religion et mysticisme. Ce sont deux concepts qui peuvent s'interpénétrer mais qui sont différents. Le mysticisme c'est un rapport avec les éléments naturels, avec quelque chose qui n'est pas forcément de l'ordre du culte. Ça, c'est fondateur dans la sensibilité de Bob Marley et donc forcément dans sa façon de s'exprimer. Une chanson comme Natural Mystic dit tout, tout en restant indécriptable. Il fait son auto-portrait dans cette chanson. Il parle de son rapport très sensoriel à la nature. Il est en rapport fusionnel avec les éléments et ça, ça vient de son enfance ; il a grandi à la campagne, son grand-père était un chef de village très imprégné des cultes africains comme l'obeah qui est une forme de vaudou.

On écarte aussi souvent son côté rude-boy n'est-ce pas ? Alors qu'une grande partie de sa discographie fait référence à ses expériences et ses origines de sufferers.
Ce que j'explique dans le bouquin c'est que pour moi, Bob est à la fois un voyou et un saint. Il s'est sorti de la rue, parfois avec une certaine violence, et en même temps il fait la promotion d'une certaine forme de vertu suprême qui est celle de la fusion avec une divinité. Il a voulu donner à sa propre trajectoire une forme de rédemption. Je pense que Redemption Song l'explique. Il parle de ceux qui ont été emmenés dans les cales des bateaux à travers l'Océan Atlantique et que l'on a cessé de considérer comme des être humains. Bob considère que la traite négrière est le point de départ de son histoire. Il part de là et il en arrive à devenir un être magnifié, grandi. Il se considère comme quelqu'un qui a regagné sa dignité sans crier vengeance et sans se positionner comme victime. D'où la dimension forte, puissante et universelle de son message.

"Avant Marley, la Jamaïque n'existait qu'à travers le rhum et les romans de Ian Flemming avec James Bond."

La maison de Bob Marley, au 56 Hope Road à Kingston, était un lieu où il y avait beaucoup de passage. Les gens du ghetto, les musiciens, les journalistes, les stars internationales, les fans... Bob avait la réputation d'accueillir tout le monde assez facilement pour discuter. Penses-tu qu'à l'époque il s'agissait d'un lieu d'avant-garde intellectuelle ?
Ce qui est sûr c'est que ça a été un lieu improbable compte tenu de l'histoire de la Jamaïque et des tensions qui régnaient sur l'île à cette époque-là. Je suis allé au 56 Hope Road pour la première fois en 1978. C'était mon premier voyage en Jamaïque et je résidais dans un hôtel à New Kingston à quelques centaines de mètres de la maison de Bob. Je passais régulièrement chez lui, mais il n'était pas là. Je l'ai rencontré plus tard lors de mes voyages suivants et il a même fini par m'y accueillir lui-même - non comme un ami, mais plus comme une connaissance. C'est vrai que ce lieu était incroyable. Il y avait des dizaines de vendeurs à la sauvette de jus de fruits, de dumplings, de beignets, mais il y avait aussi des top models, j'y ai croisé les Clash qui venaient de Londres juste pour s'imprégner de l'atmosphère. Le 56 Hope Road a été comme une parenthèse enchantée, même si moi je l'ai connu après l'attentat sur Bob en 1976. C'était très surveillé. Il n'y avait pas d'homme armé devant la propriété, mais je suppose quand même qu'il y avait des armes quelque part dans la maison, car après ce qui s'était passé, c'était impensable que ça reste comme avant, à l'époque où Lee Jaffe y était.

Lee Jaffe dit justement qu'il en a vu des armes là-bas...
Oui, parce que c'était le contexte de la Jamaïque de l'époque. Et Bob était entouré de Frozer, de Tek Life, des mecs du ghetto qui étaient là pour assurer sa sécurité. Bob était devenu un enjeu politique, économique, culturel beaucoup trop important pour une petite île comme la Jamaïque. Symboliquement, il était trop puissant. Ce qui lui est arrivé en 1976 était inéluctable. Dieu merci, il en est réchappé et il a pu continué sa trajectoire artistique pendant encore quatre ou cinq ans. La dernière fois que je suis allé au 56 Hope Road du vivant de Marley c'était en 1980 et le drapeau du Zimbabwe flottait sur la maison. C'était au moment où il revenait de la cérémonie d'indépendance à laquelle il avait été invité à Harare. J'y suis retourné des années après sa mort pour constater le désastre de ce qu'était devenu sa demeure, c'est-à-dire un musée, une marchandisation à outrance de son image. Je me souviens de cette perruque de dreadlocks vendue 25$, j'en ai eu la nausée. Cette époque dont j'ai été témoin reste pour moi une véritable parenthèse enchantée car en tant que jeune journaliste naïf que j'étais, j'ai vraiment cru que la musique et la culture allaient pouvoir changer les choses. J'en fais amende honorable aujourd'hui malheureusement.

Comment expliques-tu qu'en 2019, le reggae soit autant marginalisé ?
Aujourd'hui, on est dans une phase de marchandisation, de commercialisation, de marketing absolu. A la fin des années 70, quand on a assisté à l'explosion du reggae et du punk en Angleterre, c'était véritablement la rue qui prenait le pouvoir en matière de musique et les maisons de disques ne s'y attendaient pas. Aujourd'hui évidemment c'est différent. On est dans une époque plus féroce d'un point de vue économique. Mais internet rend aussi les choses plus ouvertes, ce qui fait que tout n'est peut-être pas définitif. Le reggae subit une marginalisation parce que cette valeur universelle que portait Marley, aujourd'hui elle est en régression. On le voit à travers l'état de nos démocraties qui sont attaquées de toute part par ceux qui revendiquent une identité immuable et qui veulent revenir aux temps anciens. Make America Great Again, le Brexit, tous ces replis ne sont pas propices à la diffusion et l'épanouissement d'une musique qui est clairement ouverte sur le monde. Le reggae n'est pas une musique de vengeance qui refait l'histoire. C'est une musique qui évoque l'histoire avec une dynamique qui vise à dépasser le rapport hiérarchique ethnique et économique. Ne plus diviser les dominés et les dominants, c'est quelque chose qui est absolument inaudible aujourd'hui. Mais je crois en la puissance des cycles, sinon ce que j'écris aujourd'hui serait lettre morte. Je pense qu'il faut continuer à entretenir cette petite flamme et porter ce message. Certes, on est au creux d'un cycle, mais pour moi la fonction même de la culture c'est d'entraîner les gens vers quelque chose de supérieur à eux-mêmes. Et ça, ça a toujours sa raison d'être.

Par Alexandre Grondeau
Commentaires (1)
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Par KingSimo le 01/11/2022 à 19:42
F.Dordor, la derniere voix (Dieu merci) des plumes autoritaires et branchées du mieux disant de la sono mondiale. Paix à son âme. Il est est mort.

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