« Lucifer son of the mourning, I’m gonna chase you out of earth ! » C’est par ces mots entrés dans la légende du roots que Max Romeo ouvre « Chase the Devil », un titre dont la notoriété a largement dépassé le simple cadre des amateurs de reggae. Partout où il est joué, le morceau suscite des réactions vives, à l’instar de la carrière de son auteur. Car si la popularité de Max Romeo repose essentiellement sur un album, « War Ina Babylon », élaboré dans le célèbre Black Ark Studio de Lee Scratch Perry, sa carrière ne se limite pas à ce simple chef-d’œuvre. L’artiste a longtemps cultivé son art avant d’entrer dans l’histoire de la musique jamaïcaine aux côtés des plus grands, et il a connu, suivi et parfois même impulsé les principales évolutions de la musique de son pays.
Peu de gens le savent, mais Max Romeo peut être considéré comme un des pionniers du slackness, un style de musique couronné de succès dans les années 1980 aux paroles sexuelles très crues. Si Vybz Kartel, l’un des maîtres du genre dans les années 2000, le cite comme une influence, c’est parce que Romeo est le premier à obtenir un tube avec ce genre de lyrics. Sorti en 1969, « Wet Dream » relate avec humour et trivialité des rêves érotiques sur un riddim early reggae chaloupant. Les chansons grivoises étaient déjà une tradition du temps du calypso et du mento, les ancêtres caribéens du ska, mais jamais un disque de ce genre n’avait eu autant de succès, et encore moins à l’étranger. « Wet Dream » devient un hit en Angleterre dès sa première diffusion radio, et ce malgré sa censure immédiate. À l’époque où il enregistre ce titre, même s’il est un grand séducteur (d’où son nom de scène), Max Romeo n’est pas très à l’aise avec ce genre de morceaux, et c’est le producteur Bunny Striker Lee qui parvient à le convaincre de s’y adonner.
« Je crois qu’un élan de folie a traversé mon esprit quand j’ai pensé à ce sujet de chanson et j’en ai parlé à Bunny Lee. Il pensait que c’était une bonne idée puisque plus personne ne chantait ce genre de chose. Je n’étais même pas sûr de vouloir faire cette chanson, car j’étais timide et je n’osais pas parler de sexe. Mais Striker m’a un peu forcé et m’a dit de le faire car il était sûr que ça allait marcher. Je l’ai fait et Bunny l’a emmené en Angleterre où la chanson est sortie chez Pama Records. Ils l’ont joué une fois à la BBC et des Jamaïcains ont appelé pour leur dire qu’ils ne pouvaient pas passer cette chanson car elle était trop suggestive. On a eu un succès immédiat. Les skinheads ont tout de suite accroché. C’est comme s’ils attendaient une chanson comme celle-là. Ils incarnaient la jeunesse qui se rebellait contre un système dont ils se sentaient victimes. Ils voyaient en cette chanson une façon de se rendre détestable aux yeux d’une certaine catégorie de la société, donc ils l’ont adoptée. Et je pense que c’est un peu grâce à eux que “Wet Dream” est devenue si connue. »
Même si Max Romeo n’aime plus aujourd’hui être associé à cette période de sa carrière, il ne peut nier qu’elle a contribué à le faire connaître. D’autres de ses chansons du même acabit enregistrées entre 1969 et 1972 sont d’ailleurs regroupées sur la compilation « Banned & Censored », sortie par son propre label, Charmax Music. L’arrière de la pochette de cet opus arbore des mentions légales pour le moins humoristiques où il est carrément conseillé à l’auditeur de porter un préservatif en écoutant le disque. Le texte se termine par cette phrase évocatrice : « Max Romeo s’est converti à la foi rasta en 1973. Son passé vient finalement le hanter. »
Le mouvement rastafari, l’artiste jamaïcain le découvre pourtant dès son adolescence alors qu’il est élevé par son oncle, un fervent rasta. Max a fui ses parents dans les années 1950, fatigué par les mauvais traitements que son père inflige à sa mère. Il échappe ainsi à une carrière de pasteur toute tracée pour lui. Élevé dans le protestantisme, il mettra du temps avant de transformer l’éducation de son oncle en véritable style de vie, mais une fois le mode de vie rasta adopté, il l’exprime dans ses chansons.
« Je ne veux pas dire que je suis le premier, mais je crois bien que c’est moi qui ai commencé la révolution rasta dans la musique. La première chanson que j’ai faite dans ce sens était “Macabee Version”, qui est un titre profondément rasta. À cette époque, Bob Marley ne chantait pas encore du roots, il chantait des trucs sur les flingues et les rude boys façon rocksteady. Je ne veux pas vous donner de fausse information, mais je suis quasiment sûr que c’est après “Macabee Version” qu’il a commencé à y avoir toutes ces chansons rastas. »
« Macabee Version » est également censurée en Jamaïque, ce qui n’est pas pour déplaire à son auteur : « J’ai le plus grand nombre de chansons interdites de l’histoire de la musique jamaïcaine », explique l’artiste. Qu’ils soient sexuels, révolutionnaires, dénonciateurs ou mystiques, les titres de Max Romeo sont adressés au peuple et aux opprimés en quête d’identité et c’est ce qui explique en partie son succès. Le chanteur n’avait pourtant pas commencé sur cette voie. Quand il tente sa chance dans la musique, Max s’essaye d’abord aux chansons d’amour avec un trio vocal nommé The Emotions où il est accompagné par Kenneth Knight et Lloyd Shakespeare, le frère du célèbre bassiste Robbie. Ensemble ils enregistrent le tout premier morceau écrit par Max Romeo : « I’ll Buy You a Rainbow ».
« J’ai écrit “I’ll Buy You a Rainbow” longtemps avant qu’on puisse l’enregistrer. J’allais de studio en studio pour la proposer, mais je me faisais jeter, y compris à Studio One. Puis je suis allé voir Ken Lack du petit label Caltone, et il a aimé notre groupe. Il a accepté la chanson. Il m’a même embauché comme vendeur pour livrer les disques dans les boutiques. La chanson a eu du succès. On a été numéro deux dans les charts nationaux à l’époque. Je crois que c’était en 1967. »
Inspirés par le rock’n’roll et le R’n’B américain, les trois chanteurs sortent plusieurs chansons d’amour et tentent de coller à la mode de l’époque en entonnant quelques hymnes pro-rude boys, même si Max avoue lui-même ne pas avoir embrassé le mode de vie des voyous yardies.
« Je fréquentais des rude boys, mais j’ai essayé d’être différent d’eux. En fait, j’étais un peu trouillard et en Jamaïque, on dit : “Cowad man kip soun’ bones” (Qui joue les lâches sauve sa peau). Et j’ai toujours sauvé ma peau. Je fuyais toujours dès que les choses commençaient à mal tourner. »
Le jeune homme possède un véritable talent pour décrire les tranches de vie des habitants du ghetto, habileté qu’il conserve encore aujourd’hui. Après une courte aventure avec les Emotions, Max Romeo intègre un autre groupe en tant que leader : les Hippy Boys. La formation possède une section rythmique portée par les frères Barrett, Aston à la basse et Carlton à la batterie, qui deviendra bientôt la base des fameux Upsetters de Lee Perry puis celle des Wailers de Bob Marley. C’est précisément avec les deux frères Barrett que le chanteur enregistre son album le plus retentissant, « War Ina Babylon » (1976). Véritable chef-d’œuvre de la musique jamaïcaine, absolument indispensable dans toute discographie de mélomane qui se respecte, l’album est orchestré par le grand Lee Scratch Perry et renferme la trinité des grands classiques du chanteur : « Chase The Devil », « War Ina Babylon » et « One Step Forward ». Le disque à la pochette éloquente comporte des morceaux aux commentaires sociaux-politiques forts et un titre éponyme prophétique pour l’époque.
« Le reggae est une musique protestataire. “War Ina Babylon” n’était pas à propos d’une chose ou d’un endroit en particulier. C’était un morceau sur le mécontentement du peuple à propos de plein de choses dans le monde. Cette chanson était en fait une prise de conscience sur ce qui allait arriver dans le monde. Par exemple les soulèvements que l’on a vus en Syrie, en Égypte, en Irak, en Iran ou en Afghanistan ces dernières années. Quand je dis “le barbier n’aime pas le policier”, ça peut se traduire aujourd’hui par : “le chrétien n’aime pas le musulman et vice versa”. Tout ça va causer une guerre à Babylone et c’est ce qui est en train d’arriver aujourd’hui. C’est une prophétie. »
Le titre « One Step Forward » critique quant à lui la politique du Premier ministre PNP Michael Manley, incapable selon Max de prendre de véritables décisions sans changer d’avis et notamment en matière de relations diplomatiques avec les États-Unis. « Un jour tu as des dreadlocks, le lendemain tu es baldhead ! Va de l’avant, man, et sors-nous de Babylone ! Un pas en avant, deux pas en arrière... », exhorte la chanson. L’artiste croyait pourtant en Manley. Il l’avait même autorisé à utiliser sa chanson « Let the Power Fall » comme hymne de campagne pour les élections de 1972, élections qu’il remporte avant de décevoir une bonne partie de la population, dont Max Romeo. Après l’avoir soutenu, l’artiste le critique donc dans ses chansons, d’abord avec « One Step Forward », mais également avec « No Joshua No » (Joshua était le surnom de Manley).
« Deux ans après son élection, il n’avait toujours pas fait la moindre action pour tenir ses promesses. Et les gens m’avaient associé à lui à cause de la chanson “Let the Power Fall”. Donc on a commencé à m’aborder dans la rue en me disant : “Hey. Tu nous avais dit de voter PNP pour devenir libre. On l’a fait, mais où est notre liberté ?” J’ai donc décidé d’écrire “No Joshua No” pour m’adresser à Manley directement. “Tu les as sortis de l’esclavage et ils t’en remercient. Tu leur as chanté des chansons d’amour et ils ont voulu les chanter avec toi. Maintenant que tu es dans le désert, es-tu battu et désemparé ? Ils se sentent abandonnés, ils se sentent trompés.” Je crois que Michael Manley a aimé cette chanson, car il m’a félicité une fois. Je sais qu’il l’avait en cassette dans sa voiture. Mais il m’a dit d’arrêter d’écrire des chansons politiques car les Jamaïcains m’écoutaient vraiment. N’empêche que tout un tas d’actions sociales ont été menées par le gouvernement après cette chanson. Il y a eu le JAMAL, par exemple (Jamaican Movement for the Advancement of Literacy), un programme d’éducation. Cette chanson a mis Manley devant le fait accompli et l’a obligé à réagir. »
L’album « War Ina Babylon », distribué à l’international par Island Records, est un véritable tremplin vers une carrière planétaire. Il reste pourtant le point culminant de la carrière de Max Romeo. Brouillé avec Lee Perry et les différents distributeurs de « War Ina Babylon », pour lequel il attend aujourd’hui encore d’être payé, il produit lui-même son album suivant, « Reconstruction ». Le succès n’est pas au rendez-vous.
Le chanteur s’exile aux États-Unis à la fin des années 1970 pour tenter sa chance au pays de l’Oncle Sam. Il s’aventure dans différents projets, dont un rapprochement très attendu avec les Rolling Stones, mais le cœur n’y est pas. Max Romeo entame une traversée du désert dans les années 1980 jusqu’à son retour discographique, dix ans plus tard, notamment grâce à l’Anglais Jah Shaka avec qui il enregistre deux albums, « Far I Captain of My Ship » et « Our Rights ». Ces deux nouvelles sorties séduisent les puristes et Max Romeo profite du regain d’intérêt pour le reggae roots en Europe pour remonter sur scène et devenir l’un des artistes les plus appréciés de sa génération.
Sans se reposer sur ses acquis – il dirige une ferme et une base de loisirs chez lui en Jamaïque pour assurer ses arrières –, il continue aujourd’hui de ravir le public européen alors qu’il est complètement oublié dans son propre pays. Passionné de musique, il tente désormais de passer la main à la nouvelle génération en produisant de jeunes artistes, dont ses enfants, sur son label Charmax. C’est également lui qui a permis à Iba Mahr, l’un des artistes émergents du mouvement Reggae Revival, d’enregistrer son premier morceau sur un riddim bien connu de tous... le fameux « Chase the Devil » !