Didjelirium : interview caméléon
interview Reggae français 16

Didjelirium : interview caméléon

On vous présentait l'artiste montant polynésien Didjelirium il y a quelques semaines. Avec son album Soldier Of Positivity, le chanteur et musicien a su livrer un projet reggae de 12 titres très bien produits. L'occasion était toute trouvée pour nous entretenir avec ce créateur qui se définit lui-même comme un caméléon ... Belle rencontre.

Reggae.fr : Peux-tu te présenter et nous dire d'où tu viens et comment tu as commencé dans la musique ?
Didjelirium : Mon nom est Didjelirium, je suis un type de caméléon dont il n’y a qu’un sur un million. Je suis sorti de mon œuf sous le soleil de Tahiti en écrivant des poèmes afin de m’alléger des nombreuses questions que l’observation des humains provoquaient en moi. Puis, à un moment, j’ai mis des poèmes en musique, en jouant de la guitare et ils sont alors devenus des chansons. Et je ne me suis jamais arrêté depuis car j’ai réalisé que j’attirais plus l’attention des gens sur mes questions si je les posais en musique. Je pose pourtant les mêmes questions et je tente de faire passer les mêmes messages que dans ma poésie, mais la musique a ce pouvoir particulier qu’elle permet de séduire les humains plus facilement et de mieux faire passer la pilule et les questions qui fâchent. J’ai donc pris mon courage à deux mains et ma guitare de l’autre et je suis parti en France pour étudier la philosophie – qui est le meilleur domaine pour tenter de comprendre un peu plus les humains. Mais la musique l’a emporté sur l’enseignement de la philosophie et je suis parti en Chine pour rejoindre un sound system, le Uprooted Sunshine, et organiser les premières soirées reggae à Shanghai en 2005/2006. Depuis, la musique a occupé la majeure partie de ma vie, entre autres activités créatives, puisque je suis aussi motion-designer 2D et 3D et filmmaker, en particulier pour des clips. La musique, encore la musique !

Qu'est ce qui a inspiré ton nom d'artiste ?
Didjelirium est le mix entre « Didjeridoo » (ou Didgeridoo, selon l’orthographe) – l’instrument de musique aborigène et l’un des plus vieux instruments de musique au monde, pure vibration, dont je suis adepte depuis plus de 20 ans – et « Delirium », de « Delirium Tremens », avec son lot d’hallucinations et de difficultés pour rester ancré dans la réalité. C’est aussi un nom tellement compliqué à retenir que je sais qu’on ne l’oublie jamais. En effet, on ne sait jamais comment l’écrire ou le prononcer, mais quand on le voit, on le reconnait immédiatement et on sait que c’est moi. Personne ne serait assez fou pour choisir volontairement un tel nom.
 
Pourquoi le caméléon est si présent dans l'artwork de ton nouvel album Soldier of Positivity ? Que représente t-il ?
Comme expliqué précédemment, je suis un caméléon. Ce n’est pas une métaphore. Je vis camouflé dans une existence humaine mais mon véritable visage est celui d’un caméléon. Je ne peux, hélas, pas le montrer au quotidien car les humains ont une fâcheuse tendance à détester et violenter tout ce qui est différent d’eux – on le voit déjà au niveau des couleurs - donc j’ai pour habitude de porter mon masque d’humain, de donner aux autres un beau sourire plutôt que mon avis et de faire semblant. Il est tellement bien fait que personne ne voit la différence. Pourtant, du fond de mon terrarium, c’est avec l’habileté oculaire du caméléon que j’observe les humains aller et venir et, la majeure partie du temps, faire n’importe quoi. Ce qui m’attriste et me déprime et me pousse facilement à la négativité. C’est donc, pour moi, un combat quotidien que de rester positif et de continuer à sourire compte tenu de ce que je vois autour de moi. Tout comme les larmes tombent facilement du fait de la gravité, on se laisse facilement tomber dans la négativité. Le sourire doit affronter la gravité pour remonter malgré tout, tout comme nous devons lutter pour nous tenir droit. C’est ça un soldat de la positivité. Ce titre et cet artwork représentent donc un autoportrait on ne peut plus honnête, précis et naturel.


 
Tu es aussi représenté en mi homme mi caméléon dans le clip Me Too. Peux tu nous expliquer tout ça et en profiter pour nous raconter comment tu as crée ce titre ?
Me Too est une confession sincère. Dans cette chanson et ce clip, je voulais faire prendre conscience aux humains qu’ils devraient tous se sentir concernés par ceux qui les entourent. Ils ont tous un rôle à jouer pour changer la vie de quelqu’un autour d’eux pour le meilleur. Les gens qui galèrent n’ont pas besoin de pitié ; ils ont besoin d’une oreille, d’une épaule, d’une main et de toutes ces parties que les humains ne veulent pas partager alors qu’ils les ont pourtant en double. Mais bon, rien de surprenant venant de la part d’une espèce qui préfère partager la photo de son repas plutôt que son repas. Bref, ça concerne tout le monde. Et même moi, tout caméléon que je suis. Me Too. Tout simplement.
 
De manière générale, comment s'est passé le processus de création de l'album ? Avec qui as-tu travaillé ?
Cet album était un peu un projet pour le plaisir, pour revenir à mon premier amour : le reggae. En fait, mon projet musical principal se nomme Original Fools. C’est la rencontre entre Didjelirium et Damscray, un producteur russe avec qui je fais du son depuis plus de 10 ans et que je n’ai jamais rencontré en direct, du fait de nos positions géographiques respectives – et c’est d’autant plus compliqué de nos jours avec les jeux politiques et les batailles d’égo dont raffolent les humains. Notre musique n'est pas tout à fait du reggae (ceci est un euphémisme), même si l’influence est indéniable et nous aimons tous les deux ce genre musical. Pour cet album, j’ai eu la chance de pouvoir travailler avec le groupe The Handcart, un groupe marseillais bien connu des scènes françaises et européennes puisqu’ils ont joué avec de nombreux artistes jamaïcains lors de leur venue, tels que Pablo Moses. Ce sont de solides musiciens avec une connaissance profonde du reggae, leurs riddims sont efficaces avec un groove bien marqué, on y retrouve tout ce qu’on aime (comme la basse bien épaisse). C’est toujours plus facile en tant que vocaliste quand le band envoie déjà du lourd. Il suffit de surfer la vague et de se laisser porter par leur vibration. J’ai fait 8 morceaux avec eux. Il y a également 3 morceaux produits par Stephane de 20K Records, un autre humain talentueux qui fait de la magie aux claviers et peut faire croire que tout un groupe était en studio alors qu’il était tout seul. Un plaisir ! Il y a également un morceau (« Hope is a business ») produit par mon camarade Lai Fai, un producteur de Hong Kong avec qui j’ai fait de la musique pendant des années, entre la Chine, Hong Kong et autour. Avec notre crew, nous nous étions mis en contact avec d’autres crew et acteurs de la même scène musicale underground (le reggae est une musique underground, ce n’est pas aussi cool que l’EDM). Ensemble, nous avons collaboré pour faire jouer en Asie des artistes internationaux qui n’étaient encore jamais venus dans la région. La liste serait bien trop longue, mais si vous posez la question à Vibronics ou encore a Big Red (pour ne citer qu’eux), ils pourront vous confirmer qu’on aura passé de bons moment musicaux à l’Est du monde.
 
Ecris-tu tous les jours ou as tu besoin d'un riddim en particulier pour être inspiré ?
J’écris en permanence. Trop. Mais trop suffit parfois juste assez. Je n’ai essentiellement que des mots : Je vis par et pour le langage. Le langage, c’est un créateur de réalité et quand on connait les mots, on peut créer des mondes entiers ; sans cesse. Je peux écrire sur tout et n’importe quoi. Dans mon métier, c’est ma force : « Donnez-moi un mot, je vous donne une page… dans les 15 minutes qui suivent, si la deadline est pour hier. » Dans la musique, je suis plus souvent en train d’attendre dans le studio que les autres finissent d’écrire, ou commencent, et ça m’arrive fréquemment de recycler des lyrics sur d’autres tracks car je devais n’écrire qu’un couplet mais, pour patienter, j’en ai écrit 3, donc j’ai du rab. J’écris beaucoup pour les autres aussi. On m’envoie d’un peu partout dans le monde des voix témoins, avec une mélodie et un yaourt sans mot et je m’occupe de mettre les mots, à la syllabe près, que ça soit pour une femme ou un homme, une ado ou un personnage de jeu vidéo, peu importe le genre. J’ai écrit (et enregistré) pour des jeux tels que WatchDogs Legion ou encore Beyond Good And Evil 2 (encore en production). Je peux également parler sans cesse, même lorsque je n’ai rien a dire. C’est mon super pouvoir. S’il faut interagir avec la foule et divertir les humains, je suis un parfait caméléon pour cela. C’était d’ailleurs une facette de mon métier à coté de la musique. S’il faut parler aux gens, peu importe le sujet, le public ou l’endroit, je suis là. Après tout, qu’il y en ait 100, 1000 ou 10000, les humains restent des humains. C’est donc simple d’attirer leur attention.
 


Tu chantes en anglais. Pourquoi ce choix ?
Bien que j’aime la langue française et que je savoure écrire dans cette langue – je pense même que c’est plus dur d’écrire en français qu’en anglais - mon intention première demeure de tendre vers l’universel. Mes questions et mes remarques ne s’adressent pas à telle ou telle nation d’humains en particulier mais à l’humanité dans sa globalité. Or il s’avère que la langue la plus utilisée à l’international est l’anglais. Le choix semblait donc évident, parce que le français, c’est beau, c’est bien mais ça n’est compris que par les francophones. Dans une version parallèle du monde où l’Histoire a vu la France devenir un empire hégémonique qui a su imposer sa langue au niveau mondial, je chanterais sans doute en français. En attendant, j’ai l’avantage, en tant que non « native speaker » de pouvoir choisir mon ou mes accents, mon vocabulaire, mes influences, etc… Parfait pour un caméléon !
 
Quel est le meilleur souvenir durant le process de création ou d'enregistrement de ton album ?
C’était un long processus de faire cet album car, encore une fois, c’était un peu un projet bonus, pour le fun. J’ai sorti de nombreux morceaux ces 15 dernières années en collaboration avec d’autres artistes, j’ai fait beaucoup de reggae au sein d’un groupe, mais je n’avais jamais fait d’album reggae solo. Donc, d’une certaine manière, tout le projet en lui-même est un excellent souvenir car c’était un plaisir personnel, que j’ai réussi à partager. On a pris le temps de le faire, on s’est fait plaisir, on a passé du temps en studio quand on en avait envie. On a eu des voix supplémentaires pour quelques morceaux parce qu’on a pu et su attendre. On est revenu encore et encore sur des détails parce qu’on avait le temps et c’était bien, pour une fois, car je suis plutôt dans un métier ou il n’y a jamais de temps, c’est toujours pour hier. C’était un album sans contrainte, donc 100% plaisir et fait avec le cœur. Il est arrivé comme il devait arriver, au moment où il devait arriver et c’est la meilleure chose pour tout projet, qu’il soit musical ou non. C’est que du bonheur.


 
Et le pire ?
Avoir à concevoir et choisir la pochette de l’album haha ! J’ai dû faire 4 ou 5 versions, avec l’aide d’autres camarades artistes, pour essayer de mettre de l’ordre dans les multiples idées que j’avais, surtout que je ne sais pas dessiner, hélas. J’ai passé du temps et j’ai fait passer du temps pour, au final, ne pas être certain, hésiter, me demander si… Bref, la vie classique du philosophe classique et son questionnement permanent. Finalement, la version qui a été validé est celle faite par une I.A. (Intelligence Artificielle), qui a su prendre tout mon capharnaüm cérébral, mes indications textuelles rocambolesques et en faire un visuel proche de ce que j’ignorais que j’avais en tête. I.A. : 1 / Humain : 0.
 


Quels sont les artistes qui t'ont le plus influencé ?
J’ai grandi dans les années 1990, donc j’ai l’influence de cette époque, tant dans mes goûts musicaux que mes influences, les flows que j’aime, la recherche au niveau des lyrics, etc… Coté reggae, j’ai évidemment été beaucoup influencé autant par des artistes tels que Capleton, Sizzla, Bounty Killer que des Horace Andy, Gregory Isaacs ou U-Roy. Je confesse également une admiration et, de facto, une influence de la part de Gentleman et j’avoue que c’est un des artistes reggae avec qui j’adorerais pouvoir collaborer. Mais j’aime la musique, pas seulement le reggae, donc j’ai écouté beaucoup de hip-hop (Guru, GangStarr, KRS One, Nas, Snoop, Cypress Hill, etc…) ou de rock (OffSpring, Metallica, Guns n Roses) ou du jazz, ou de l’électro, ou de la folk, ou de la musique polynésienne, ou encore les classiques de Georges Brassens, Boby Lapointe ou Charles Trenet. Encore une fois, le caméléon est flexible. Si la musique est bonne, elle l’est indépendamment du genre qu’on a étiqueté dessus.
 
Est-ce que tu penses que ta situation géographique influence ton reggae d'une manière particulière ?
Ma situation géographique influence surtout mon état d’esprit et me permet de respirer un air bien moins pollué que celui de Shanghai. Tahiti et ses îles, cela reste un endroit sinon protégé du moins plus éloigné de la folie du monde. De plus, en tant qu’animal à sang-froid, c’est toujours agréable de vivre au soleil toute l’année. Donc lorsque cela m’arrive d’écrire un reggae bien ensoleillé, c’est évidemment plus facile de se mettre dans cet état d’esprit puisque j’y vis en permanence. Mais fondamentalement, non, j’ai toujours fait mon style de musique et écrit mon genre de paroles, peu importe où j’étais. J’écrivais déjà des poèmes pleins de souffrance et de tristesse alors que je vivais au paradis dans de bonnes conditions. J’en suis donc venu à penser que c’est plutôt le fait d’être sur cette planète, à l’ère de l’anthropocène, qui me fait écrire ce que j’écris et chanter ce que je chante. Finalement, je reviens sur ma réponse alors : oui, le fait d’être sur cette planète influence ma musique. Peut-être serais-je moins cynique et sarcastique si les humains ne faisaient pas n’importe quoi de la planète qu’ils occupent ?
 
Qu'écoutes-tu actuellement ?
Le chant des oiseaux et le bruit des vagues. C’est l’avantage de vivre dans les îles et c’est une des mélodies les plus relaxantes au monde. Ça fait du bien à ce caméléon survolté. Lorsque je n’écris pas ou ne fais pas de musique, je fais de l’animation 2D et 3D et j’écoute beaucoup de lofi hip-hop à tendance jazz ainsi que ce bon vieux hip-hop 90’s.
 
Un dernier mot pour les lecteurs de reggae.fr
Pour ceux qui seraient parvenus à lire jusqu’ici, félicitations. Bravo ! Bravo et merci d’être un de ces rares individus encore capables de se concentrer sur des mots. Je vous encourage donc à continuer ainsi, je vous invite à lire mes textes, même sans écouter la musique, ça me convient, au moins le temps de copier/coller les paroles dans Google Translate, avant de retenter une écoute avec toute la compréhension des paroles. D’ailleurs, je peux vous éviter cette étape puisque j’ai traduit moi-même toutes mes paroles en français - je ne connais que trop la motivation de l’humain moderne. Donc pas d’excuses pour ne pas comprendre les paroles. Je sais, j’insiste beaucoup sur les mots et les textes mais, contrairement à beaucoup qui prennent le micro de nos jours, j’essaie sincèrement de vous dire quelque chose qui a du sens, pour vous aussi. J’espère un jour pouvoir vous le dire en direct, personnellement, sur une scène en non loin de vous ! Merci de votre attention et n’oubliez pas de respirer car c’est la seule chose vitale pour toutes les créatures ; tout le reste est accessoire.
 
Merci Didjelirium.
 

Par Propos recueillis par LN
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