Le dernier survivant du trio The Wailers, Bunny Livingston, est décédé ce mardi 2 mars à Kingston. Il n’était pas le plus connu des trois membres fondateurs du légendaire groupe. C’est pourtant lui qui a hérité du surnom qui qualifiait la formation musicale. Longtemps resté dans l’ombre de Bob Marley et de Peter Tosh, Bunny Wailer demeure et demeurera une immense figure de la musique jamaïcaine.
Nous lui rendons hommage ci-dessous.
Biographie extraite du livre Reggae Ambassadors La légende du reggae, A. Grondeau, J. Marsouin, L. Achour, 2018, Editions La lune sur le toit) :
Les connaisseurs savent l’importance du rôle de Bunny Wailer au sein des Wailers, et sa carrière solo, éclipsée par un manque de tournées et le succès de ses compères, est ponctuée de quelques perles inoubliables (« Black Heart Man », « Dreamland », « Love Fire », « Armagideon »). Avec son regard ténébreux, Bunny est celui dont les producteurs se méfiaient. Plutôt discret mais inflexible, il n’a jamais renié ses principes.
Bunny Wailer et Bob Marley étaient comme des frères. Ce sont eux les deux architectes de la musique des Wailers et cela a sans doute déchiré le cœur de Bunny lorsque, en 1973, il prit la décision de quitter le groupe, refusant de se plier aux conditions de tournées américaines imposées par Chris Blackwell. Sa foi rasta l’obligeait en outre à respecter une certaine hygiène de vie difficile à suivre en tournée et Bunny n’était pas satisfait des retombées financières de la première tournée du groupe à l’étranger, en Angleterre. Ajoutez à cela son aversion pour les voyages hors de sa Jamaïque natale, et vous comprendrez définitivement pourquoi son départ des Wailers était inévitable. Cette année-là, il est remplacé par Joe Higgs sur la tournée américaine du groupe, celui-là même qui avait appris la musique à Bob et Bunny à Kingston.
Nés tous les deux à Nine Mile, dans la paroisse de St Ann, dans le nord de la Jamaïque, Robert Marley et Neville Livingston se côtoient grâce à leurs parents. Ils vont à la même école et lient rapidement des liens d’amitié forts. Le père de Neville et la mère de Robert ont une liaison qui aboutit à la naissance de Pearl, la demi-sœur commune des deux amis, désormais unis par des liens familiaux.
Élevés sous le même toit quand leurs parents décident de s’installer à Kingston, ils atterrissent dans le quartier de Trenchtown en 1952, un ghetto qui devient un haut lieu de la musique jamaïcaine de par le nombre incalculable de futurs artistes qui y vécurent. La vie à Trenchtown façonne de manière irréversible la personnalité de Bunny Wailer. C’est là qu’il découvre la musique, la culture rastafari, et forge son insoumission.
« Trenchtown est une ville rebelle. Et quand tu es né à Trenchtown ou à côté, tu as tendance à développer cette attitude rebelle. Depuis mes débuts et jusqu’à aujourd’hui, j’ai toujours été un rebelle. On m’appelle Soul Rebel. Je suis un rebelle dans l’âme depuis que les Wailers ont fait cette chanson. »
Ce n’est donc pas un hasard si l’on entend Bunny prendre le chant lead sur une partie de « Rebel’s Hop » en 1970, l’un des titres nés de la collaboration initiée entre les Wailers et Lee Scratch Perry. Plutôt cantonné aux harmonies, Livingston s’autorise quelques interventions et s’offre même quelques titres entiers en tant que chanteur principal comme « Riding High » ou « Brainwashing », eux aussi tirés du catalogue de Perry. Mais ce ne sont pas ses chansons qui marquent le plus les esprits et les producteurs se rendent bien compte que le véritable potentiel des Wailers se situe plus du côté de Tosh et de Marley. Déjà, à l’époque du premier producteur du groupe, Coxsone Dodd, ce sont les titres chantés par Bob qui font mouche (« Simmer Down », « Put it On » ou « One Love » dans sa version ska). Bunny garde tout de même un bon souvenir de la période Studio One.
« Studio One a été une très bonne expérience. Même si tout n’a pas été en faveur de ceux qui ont rendu ça possible, je reste satisfait et je me considère encore aujourd’hui comme un artiste Studio One. Je suis toujours là et je chante toujours les chansons de Studio One sur scène, comme « Simmer Down » et d’autres titres des Wailers de cette époque. »
Au fil du temps, le rôle d’écriture de Bunny au sein du trio s’amenuise, mais il continue d’assurer les chœurs avec brio et de participer notoirement aux compositions. Bien qu’il apparaisse plus effacé, sa place au sein de la formation est essentielle. Sans doute touché par le manque de reconnaissance – sentiment qu’il n’avouera jamais –, le chanteur profite du départ de Bob aux États-Unis en 1966 pour enregistrer quelques titres en solo. Une tentative peu concluante, d’autant plus qu’il est emprisonné en 1967 pour possession de marijuana. Il sort tout de même différents morceaux à cette époque, comme « Dancing Shoes », « Who Feels it Knows it », et surtout la première mouture de « Dreamland », un titre qu’il réenregistre avec les Wailers pour Lee Perry en 1971 et qui deviendra par la suite le titre le plus marquant de sa discographie personnelle.
La carrière solo de Bunny Wailer débute ainsi au lendemain de son départ des Wailers. Il assure bien quelques nouvelles tentatives scéniques avec ses deux compères en Jamaïque en 1974 et 1975, mais lorsque Peter Tosh quitte le groupe, Bunny lui emboîte le pas. C’en est fini des Wailers. Bob Marley s’envole vers l’immense succès qu’on lui connaît et Bunny, fort de son expérience avec la création des labels des Wailers, Wail’N Soul’M et Tuff Gong, se lance dans l’aventure avec son propre label, Solomonic. Après quelques singles de bonne facture, dont le brûlot « Arabs Oil Weapon » qu’il crédite aux Wailers, sans doute pour attirer l’attention, il sort son premier album, « Blackheart Man », en 1976. Cette première tentative s’avère être un coup de maître, sans conteste le meilleur album de Bunny, considéré encore aujourd’hui comme l’un des chefs-d’œuvre de la musique jamaïcaine. L’ambiance obscure et profonde qui ressort de titres comme « Fight Against Conviction », « Rasta Man » ou « Armagideon » est inégalable.
Mis à part sur « Reincarnated Souls » et « This Train », on ne sent pas l’influence des Wailers. Bunny a réussi l’exploit de créer son propre son : roots, lent et grave. Certains de ses compères sont pourtant présents, à l’image de Peter Tosh, qui assure les chœurs, des frères Barrett (section rythmique des Wailers depuis l’époque Lee Perry), et même de Bob Marley, que l’on retrouve aux chœurs sur la nouvelle version de « Dreamland », où la grâce de Bunny Wailer s’exprime dans toute sa splendeur. Malheureusement, l’album sort la même année que ceux de ses ex-compagnons, « Legalize it » pour Tosh et « Rastaman Vibration » pour Marley. Ces deux autres immenses contributions discographiques reçoivent, contrairement à « Blackheart Man », les plus grands honneurs dès leur sortie, reléguant d’un point de vue médiatique l’album de Bunny Wailer derrière le travail de ses compères. Bunny n’est pourtant pas rancunier et nous confiait en 2015 ...
« Quelle que soit la reconnaissance que le public a pu donner à Bob, je l’ai toujours bien accueillie. Tout comme j’ai bien accueilli le respect qu’ils ont montré à Peter Tosh. Eux ne sont plus là physiquement, mais moi oui. »
La confidence est étrange et laisse sous-entendre qu’il ne regrette pas d’avoir été plus effacé que ses amis, comme s’il considérait le succès comme responsable de leur mort. Lui a échappé à l’assassinat auquel Tosh a succombé et à la frénésie des tourneurs qui, selon lui, poussèrent Bob à bout pendant sa maladie. Il faut avouer que Bunny Wailer est resté plutôt discret d’un point de vue scénique. Plusieurs sources affirment qu’il n’aurait donné aucun concert avant le 26 décembre 1982, date de sa première scène en solo à Kingston, accompagné par les Roots Radics. On ne trouve pas trace non plus de concerts à l’étranger avant 1986 et sa première tournée américaine. L’Europe continentale, elle, doit attendre 1990 avant de le voir fouler ses premières scènes. Pendant longtemps, Bunny n’a pas joué le jeu du live, renforçant son image d’artiste intraitable. Ses relations conflictuelles avec Chris Blackwell n’arrangèrent pas les choses. Island Records s’est bien occupé de distribuer les deux premiers albums de Livingston à l’international, mais leur collaboration s’arrêta là. Les deux hommes n’étaient déjà pas en très bons termes à l’époque des Wailers et cet ultime différend reste à jamais en travers de la gorge de Bunny. Aujourd’hui encore, il emploie des mots durs pour parler du producteur.
« Quand on a une conversation à propos des Wailers, on n’a pas besoin de parler de Chris Blackwell car ce n’est pas sur lui qu’on devrait se concentrer. Parlons des Wailers et de ce qu’ils ont fait. Chris Blackwell ne sait pas chanter, il n’a jamais chanté une seule chanson et il ne chantera jamais. »
Ses attaques médiatiques à l’encontre de Blackwell sont nombreuses et plus virulentes encore quand la reconnaissance internationale arrive. Après les décès de Tosh et de Marley, Bunny Wailer apparaît en effet comme le dernier survivant du légendaire trio The Wailers. Sa discographie personnelle marque cependant moins les esprits. Bunny digère mal la période early dancehall et le passage à la musique digitale, malgré quelques albums honnêtes comme « Rock’N Groove » ou « Marketplace ». Il revient pleinement sur le devant de la scène dans les années 1990 en remportant trois Grammy Awards en 1991, 1995 et 1997. Parmi ces trois victoires, une seule est due à des compositions personnelles : « Crucial Roots Classics ». Les deux autres récompenses sont attribuées à ses reprises de Bob Marley, « Time Will Tell : Tribute to Bob Marley » et « Hall of Fame : A Tribute to Bob Marley’s 50th Anniversary ». Bunny Wailer a définitivement trouvé sa voie : celle de perpétuer la mémoire de Bob Marley et de Peter Tosh qu’il considère à jamais comme ses frères, refusant de laisser apparaître la moindre once de rancune à leur égard. Il exprime en revanche beaucoup de ressentiment à l’encontre de Rita Marley, qu’il accuse d’être coresponsable de la mort de Bob avec Chris Blackwell. Elle lui mettra en retour des bâtons dans les roues concernant ses projets autour de l’utilisation du nom des Wailers. Mais Neville Livingston a gagné une chose : c’est lui qui représente ce groupe mieux que quiconque aujourd’hui.
« Je suis Bunny Wailer. Tout est dit dans mon nom. Je ne sais pas si on peut dire que j’ai quitté les Wailers. Pour ça il faudrait que je retire le mot Wail (ndlr : verbe qui signifie gémir) de mon nom. Il faudrait que j’arrête de gémir. »
RIP Bunny Wailer.