Raggasonic est entré au Panthéon du reggae français avec deux albums éponymes devenus depuis des classiques. Composé de Big Red et de Daddy Mory, le combo parisien a réussi à adapter la musique jamaïcaine aux préoccupations de la jeunesse française, servi en cela par des instrumentaux de toute première qualité concoctés par le génial producteur Frenchie.
Le crew Raggasonic s’est formé en 1990 avec la rencontre de deux raggamuffin, membres du sound system Sundjata, Big Red et Daddy Mory, rejoints par Frenchie. Depuis plusieurs années déjà, les deux deejays se distinguaient individuellement dans l’underground parisien, mais l’union faisant la force, ils ont décidé d’allier leurs énergies pour développer leur propre vision du reggae.
Tu vois, une lame, c’est un bel objet, mais si tu la prends mal, tu te coupes tous les doigts. C’est un peu ça, le reggae, pour nous. C’est une belle musique, douce et positive, sur laquelle on met des paroles aiguisées et plus ou moins sévères, qui créent un contraste aussi beau et aussi ambigu qu’une lame. Une lame, c’est super joli mais en même temps, ça ouvre n’importe quoi et ça tue les gens.
C’est avec ces convictions que Raggasonic va devenir un groupe majeur des années 1990 et le porte-parole de toute une jeunesse issue des quartiers défavorisés et des ghettos antillais. Enfin, elle se retrouve dans les paroles subversives et les flows acérés d’artistes qui n’hésitent pas à appuyer là où ça fait mal dans la société française.
Une fois que t’es au courant de tout ce qui se passe, de cette injustice, chez toi, juste à côté, partout dans le monde, qu’est- ce que tu fais ? Comment tu fais pour aller te coucher et faire genre il ne s’est rien passé ? La chance qu’on a, c’est qu’on peut cracher notre venin au micro et être entendus. Cela fait du bien, à la conscience, au cœur. Ça permet de garder une estime de toi-même. On est des activistes, mais passifs, c’est-à-dire que la musique nous permet de dénoncer ce qu’on n’aime pas. Le micro a un énorme pouvoir. C’est ce qui nous tient debout.
Raggasonic utilise son pouvoir pour dénoncer une France qui va mal, un ascenseur social totalement bloqué, des bavures policières en constante hausse, un parti extrémiste raciste (Front national), son leader d’alors qui vomit sa haine des gens de couleurs à la télévision, et des groupuscules fascistes pour qui l’étranger, le Français immigré ou le type basané sont des ennemis à abattre. On retrouve ces thématiques abordées dans le film culte de Mathieu Kassovitz, La Haine (1995), et sa BO entrée depuis dans l’histoire à laquelle le groupe participe avec le titre Sors avec ton gun. La même année, son premier album Raggasonic fait l’effet d’une bombe avec les singles Bleu, Blanc, Rouge, J’entends parler (titre qui sensibilise la jeunesse aux dangers du sida sur un recut de l’instrumental de Bob Marley Waiting in Vain), Kisder, et bien sûr l’hymne des stoners français Légalisez la ganja, toujours d’actualité en 2018.
C’est une hypocrisie totale. Si les politiques parlent de légalisation, c’est qu’il y a des milliards à la clé. S’ils veulent contrôler la weed, tant mieux s’il y a des bons taros et s’il y a de la qualité, (...). Mais actuellement ils se font de l’argent sur le cannabis avec leurs PV, leurs amendes, leur retrait de points de permis, leur détection de cannabis dans le sang alors qu’ils ne savent pas te dire si tu as fumé hier ou il y a un mois... C’est abusé !
Grâce à des textes aux thématiques universelles, Raggasonic devient un groupe majeur de la scène française, tous styles de musique confondus. A leur écoute, le public prend une véritable claque musicale. Il avait découvert le duo quatre ans auparavant sur le premier album de MC Solaar, Qui sème le vent récolte le tempo, où il avait interprété le titre Ragga Jam.
MC Solaar représente beaucoup pour nous car c’est notre première apparition discographique en 1991. (...) Je me souviens avoir amené DeClau à Amsterdam, on lui avait fait gouter de la skunk et, le pauvre, on l’avait perdu. Il dormait debout pendant le show, on lui mettait des claques pour le réveiller et, nous, on se tapait des barres de rires... (éclats de rires) Big Up, Claude MC! (reprenant leur sérieux) Claude est quelqu’un de très instruit, de très cultivé. Grâce à lui, on a connu Georges Lapassade, professeur d’ethnologie à l’université de Paris-8 qui nous a emmenés avec d’autres groupes de rap en 1992 en Italie et en Roumanie où on a joué devant 20 000 personnes. C’était le premier concert de rap en Roumanie. C’était complètement dingue. On doit énormément à Claude MC.
Les liens de Raggasonic avec le milieu du rap ont toujours été importants. Ils sont passés par leurs différentes collaborations avec un autre duo de banlieusards parisiens, les NTM. Joey Starr et Kool Shen avaient demandé à Big Red de poser Da Best sur l’album 1993... J’appuie sur la gâchette. Ils ont ensuite collaboré avec Raggasonic sur le hit Aiguisé comme une lame et les ont invités régulièrement à monter sur scène avec eux. C’est là où les deux compères donnent toute la mesure de leur art : le live.
Un show de Raggasonic, c’est un show avec un million de syllabes. Chez nous, il n’y a pas de iiii, oooo, aaaa, à droite, à gauche. Si tu veux faire de la gym tonic, ce n’est pas à notre concert qu’il faut venir. Nous, c’est un million de syllabes, des lyrics conscients, de l’énergie, des musiciens en or et quand on est en formule sound system, on est avec le patron, 100 % foundation, Lord Zeljko.
Leur deuxième opus, Raggasonic 2, sort en 1997. Nouvelle déflagration musicale avec les big tunes Faut pas me prendre pour un âne, Rude Boy, Laisse le peuple s’exprimer (featuring Supa John) et la participation prestigieuse de Mykal Rose (ancien leader des Black Uhuru). La même année, le duo participe à la BO du film Didier d’Alain Chabat avec le titre La ramène pas. Les Raggasonic mettent le reggae français en haut des charts, rien ne semble alors pouvoir leur résister. Big Red et Daddy Mory vont pourtant prendre des chemins différents à la suite de divergences artistiques et d'ennuis judicaires de Mory. Big Red s’éloigne un peu du reggae pour proposer un album Big Redemption (1999) qui sera suivi deux ans plus tard par Redsistance, puis Raggamuffin Culture (2005), et différents projets illustrant l’éclectisme musical de l’artiste et la qualité de sa plume (on pense à ses collaborations avec Passi, Rocca, DJ Vadim...). De son côté, Mory replonge se ressourcer dans le milieu sound system et il enchaîne les succès dans l’underground avec les singles Big Faya, Madinina Gwada, Ragga to the Bone, Junkie, La Police me vénère... Il sort également en 2003 un premier album solo Ma voix résonne, 100 % reggae dancehall, suivi de l’opus Reality (2007).
Ce n’est qu’en 2012 que le duo sort un nouvel album, toujours avec Frenchie en maître d’œuvre de productions soignées et remarquables. Raggasonic 3 ramène le groupe sur le devant de la scène. Les titres Mon sound, Ça va clasher rappellent combien le combo avait manqué au reggae français. Identité s’en prend directement au gouvernement en place, au ministère de l’Identité nationale et à ses politiques stigmatisantes. La tournée précédant la sortie de l’opus (débutée en 2010) et celle la suivant sont de véritables triomphes. Leur public ne les a pas oubliés et la nouvelle génération les fête comme des grands frères revenus d’un trop long voyage. Il faut dire qu’entre Raggasonic 2 et Raggasonic 3, l’industrie de la musique a changé et la place du reggae français dans les médias nationaux est devenue plus que réduite.
On ne sait pas vraiment pourquoi le reggae n’est plus mis en avant en France. Est-ce que c’est un problème à cause de la weed, de nos paroles engagées, ou un problème du manque de grosses structures sérieuses (...) ? C’est difficile à dire. Il y a aussi un problème de lyrics. Dans les années 1990, il y avait des jeunes de 18 ou 20 ans qui arrivaient à parler aux trentenaires et aux gens plus âgés. Aujourd’hui, c’est moins le cas. (...) T’as des gars qui se prétendent artistes reggae dancehall et qui ne connaissent pas Garnett Silk ; ils écoutent Damian Marley, mais pas Bob ; ils écoutent Sean Paul mais pas Super Cat. Ils connaissent le copycat mais pas l’original et c’est vraiment dommage. Ça parle de pute, ça parle de coke, mais il n’y a pas de message, et le reggae dancehall sans message n’a pas lieu d’exister.
Une bonne raison pour espérer, peut-être un jour, un quatrième album du plus célèbre duo du reggae français. En attendant, les plus impatients peuvent se consoler avec les dernières expériences solos des deux compères: Mory et Kritik pour Daddy Mory et Smockaz, Vapor et Come Again pour Big Red.