Derrick Morgan est l’un des pionniers de la musique jamaïcaine qui a traversé les époques Ska, Rocksteady et Reggae. Il a commencé a chanté à l’époque où la production jamaïcaine de disque émergeait seulement (avec
Coxsone et Duke Reid). Il est l’un des représentants (avec Laurel Aïtken,
Desmond Dekker, Symarip,
Toots and the Maytals, The Pioneers…) du Early reggae et plus précisément du Skinhead reggae. Atteint d’une cécité qui a très tôt handicapé sa carrière, il continue, avec sa bonne humeur, de se produire sur scène. Il n’était jamais venu en France depuis cette invitation par l’association Arc en Zik (http://london69.free.fr/) à venir chanter à Salles-Curan (Aveyron) en Août 2007. C’est lors de cette soirée, dédiée au ska et à l’early reggae, que nous avons rencontré
Derrick Morgan aka "The Ruler". A vrai dire nous avons eu la chance de discuter avec lui pendant une heure (merci à Henrique et Patricia) avant qu’il se produise backé par l’honnête groupe Italien : "Skankin'time". Ce fut une rencontre inoubliable, pendant laquelle
Derrick Morgan a pris le temps de nous raconter plusieurs anecdotes, qui nous ont replongées dans l’ambiance de la production musicale jamaïcaine des années 60 et 70. Nous allons vous faire découvrir cette interview en plusieurs parties. La première concerne l’évocation du début de sa carrière. Vous pourrez aussi voir prochainement
Derrick Morgan sur scène en France puisqu’il sera l’un des invités du Reggae Sun Ska Festival (http://www.reggaesunska.com/) qui aura lieu les 1er et 2 Août à Cissac-Médoc.
- Vous avez commencé très jeune en reprenant du Little Richard au John Vere’s 'opportunity hour' show ?
C’est exact, au John Vere’s opportunity. C’était en 1957, j’avais 17 ans. Je suis arrivé premier au John Vere’s 'opportunity hour' show en reprenant Little Richard. De là j’ai commencé a joué avec les comédiens Bim and Bam. Je me suis joint à eux et on est allé à travers l’île, faisant des shows ensembles.
- Qu’avez-vous remporté au show de John Vere ?
Le prix remporté était 2 pounds. Ces 2 pounds, c’était bien payé à l’époque. J'ai gagné ce soir là, alors qu’il y avait beaucoup d’artistes. La compétition était entre Eric 'monty' Morris, Owen gray, Jackie Edwards, Hortense Ellis, les frères richards,… et je suis arrivé premier. Ce soir là les comédiens Bim and Bam étaient dans le public et ils ont aimé ce qu’ils ont entendu. C’est pourquoi ils m’ont pris pour aller à travers l’île. Ils étaient habitués à sillonner l’île pour faire des chansons et des shows. J’ai fait ça pendant 2 ans jusqu’en 1959.
- Vous étiez très jeune, était-ce le premier 'contest' que vous faisiez ?
Le tout premier et le tout dernier.
- Quels artistes vous ont influencé ?
Le même Little richards et quand le rock’n’roll était à la mode j’écoutais Elvis Presley, Louis Jourdan, Professor Longhair, Fats Domino et beaucoup d’autres, des artistes de l’île aussi.
- Votre notoriété a très vite augmenté grâce aux Sound Systems, est-ce que vous pouvez nous parler de la première fois où vous avez entendu une de vos chansons dans un Sound ?
Ok, en 1959 j’ai entendu dire que
Duke Reid - qui est le créateur de Treasure Isle - faisait des auditions pour que les artistes enregistrent. J’en ai entendu parler, j’y suis allé, je lui ai chanté 2 chansons qui étaient
Lover boy et
All my love is gone. Je les ai enregistrées et il a gardé les deux. La première fois que je les ai entendues c’était sur "Radio Fusion", il y avait une radio fusion à cette époque en Jamaïque. Et Duke avait un temps d’émission : "Treasure Isle Time". J’ai enregistré le mercredi et le samedi suivant j’entendais ma voix pour la première fois à la radio.
- Très vite donc ?
Oui,
Duke Reid enregistrait sur vinyl lui même. Il avait pris ma chanson :
Lover boy mais il ne l’a pas sortie. Il la mettait pendant son sound system (
ndr : Trojan Sound System) qui était en compétition avec celui de Sir
Coxsone.
Duke Reid a prêté ma chanson à King Edwards avec qui il était ami et en compétition commune avec
Coxsone. Edwards jouait dans un coin appelé "Est Corner" et il passait souvent la chanson
Lover Boy qui est devenue un hit. Ils ont même changé le nom de la chanson.
Lover boy est devenue
Est-corner rock. Mais
Coxsone pensait que la chanson lui faisait du tort, alors il m’a appelé une fois et m’a demandé de faire une chanson pour lui.
- Avec Coxsone ?
Yes, avec
Coxsone, c’était
Wigger wee shuffle.
Coxsone montrait ainsi que les productions de Duke étaient différentes des siennes. Avec Duke je ne faisais pas le même style de chansons qu’avec
Coxsone. J’écoutais Owen Gray, Laurel Aitken, et pleins d’autres artistes de l’île…et mon tour arrivait. J’ai entendu parler de cet homme : Simeon ‘Little Wonder’ Smith, c’est un frère de sir Edwards. Je suis allé le voir et j’ai enregistré
Fat man. J’ai aussi appelé Monty Morris et on a enregistré une chanson appelée
Now we Know. Après 'Little Wonder' a passé
Fat Man en public et c’est devenu numéro 1. La première fois que je suis devenu numéro un, c’était avec
Fat man. C’est encore arrivé avec Monty et moi. Aujourd’hui, avec le recul, nous savons que nous étions une grande génération de chanteurs. Duke (
ndr : Reid) en a entendu parler et m’a envoyé ses hommes. Je ne savais pas qui ils étaient. A l’époque, ils frappaient les Bad Boys qui perturbaient les sounds du Duke. Ils m’ont ramené à
Duke Reid parce que j’étais un bon et Duke m’a demandé : « qui t’as autorisé à aller enregistrer avec d’autres que moi ? ». A l’époque je n’avais aucune idée de ce qu’était un contrat et de tout ça. Et voilà, parce que j’étais intimidé par ces gars, je suis retourné avec Duke et j’ai enregistré pour lui. J’y ai rencontré cette fille appelée Patsy Todd. Elle et moi avons fait plusieurs chansons ensembles, dont
Feel so fine.
- C’était le premier duo jamaïcain homme / femme ?
Oui c’était le premier. Nous écoutions nous-mêmes des duos Américains, alors on a décidé d’en faire un et ça a marché.
- Vous avez travaillé avec les meilleurs producteurs : Coxsone…
…Nommez les ! Vous ne pourrez pas tellement il y en a eu… (rires)…
…Oui vous avez raison il y en a eu vraiment beaucoup.
Oui, j’ai travaillé avec des producteurs comme
Duke Reid, Sir
Coxsone,
Prince Buster lui-même, ‘Little Wonder’, Leslie Kong,… Tous les producteurs voulaient m’enregistrer car toutes mes chansons étaient des hits, une fois je crois j’ai eu 7 de mes chansons occuper les 7 premières places du Top 10.
- Quelles étaient leur méthode respective de travail ?
Il n’y avait pas vraiment de différence. Au début, ils enregistraient tous dans le même studio, les paroles étaient différentes et les musiciens quelquefois, oh oui. On enregistrait au même studio qui était le Federal studio. C’était un studio "one track" (
ndr : une piste). On devait faire tous les enregistrements en une seule fois. Les musiciens, les artistes entraient en scène : « lumière rouge ». Quand la lumière rouge était allumée, il fallait que le son soit parfait. En plus, on ne pouvait pas trop répéter dans le studio avant de le mettre sur bande.
- Il y aurait une rumeur sur Duke Reid et son arme dans les studios, vous pouvez nous expliquer ?
Le fait que
Duke Reid était un ancien policier ?
Oui…
Donc ça lui donnait le droit de porter une arme. Il en portait deux, il les avait toujours à ses côtés avec ses doigts pleins de bagues, vous voyez. Mais en fait, au début, Duke enregistrait aussi dans son magasin. C’était un magasin de liqueur et tout le monde y venait pour l’alcool. C’était un vieux magasin, il avait toujours son arme à côté. Mais la seule chose qu’il faisait c’était de nous faire des blagues avec. Comme une fois, il m’a dit : « écoute Derrick je devrais te tuer et tuer tous ces gens la haut, quelles funérailles cela ferait… ». C’était ce genre de blagues qu’il faisait mais cela ne voulait rien dire. Si vous étiez dans le studio et que les musiciens ne jouaient pas ce qu’il voulait, il commençait à taper sur le bureau avec son arme pour montrer la mesure. Il reprenait l’arme en main en disant « jouez bien ou la putain de balle va faire Boom ! ». Tout le monde avait peur, mais il n’a jamais tué personne. C’était le genre de Duke.
- Et est-ce que l’on peut dire qu’avec Coxsone c’était un peu comme une grande famille ?
Et bien pour certaines personnes oui. Je n’étais pas un artiste de studio 1. Jai donné à studio 1
Leave Earth. Studio 1 voulait ce titre alors on l’a enregistré chez studio 1. Studio 1 est arrivé quand
Coxsone a ouvert son propre studio. Quand j’y ai enregistré, c’était bien après mes débuts, en 1963-1964. J’ai fait un album entier. Puis je l’ai quitté et je suis reparti avec Leslie Kong.
- Vous êtes le précurseur des ‘Clash’, des ‘Battle songs’. Il y a eu beaucoup de chansons interposées entre Prince Buster et vous ? Est-ce que vous pouvez nous en parler ?
Prince Buster et moi vous savez… (rires). Je jouais pour prince Buster avant d’être avec Leslie Kong. J’ai quitté
Prince Buster pour aller avec Leslie Kong et enregistrer pour lui, car je gagnais plus d’argent. Il payait 20 pounds pour un enregistrement quand
Prince Buster vous en aurait donné 10 et il fallait attendre des semaines pour avoir ces 10 pounds. Vous voyez ce que je veux dire ! Alors Leslie Kong était l’homme avec l’argent. Je suis resté avec Leslie Kong jusqu’aux années 70 (ndr : L. Kong est mort en 1971). Avec lui, j’ai fait la chanson
Forward march, la chanson de l’indépendance de la Jamaïque. Quand j’ai joué cette chanson, Buster prétendait que la ligne principale était la partie d’une de ses chansons. Il a fait une chanson où il disait que j’étais un chinois noir (
ndr : Blackhead Chineman) qui faisait du bisness avec un chinois (ndr : Leslie Kong). Je lui ai répondu aussi en musique (
ndr : Blazing fire). C’était tout, c’était principalement musical. On était restés amis.
- Quel est votre point de vue sur les Rude Boys ? Ils sont d’abord vus comme des fauteurs de troubles, des Dance crashers, alors que se sont aussi des amoureux de la musique reggae.
Oh oui ! Au dancehall plusieurs chansons sont apparues sur les Rude Boys. Ces gars pouvaient vous couper ou vous tirer dessus. Surtout 'Busby', c’était un vrai Rudie. Ils descendaient à Greenagetown, un endroit appelé Greenagetown où ils avaient ouvert un dance hall le vendredi soir. Un lundi il m’a demandé de faire une chanson sur lui. Je sais que les Rudies ne sont pas mauvais et je connaissais le principal : 'Busby' était le leader d’un gang. Je suis allé voir Leslie pour lui demander de faire une chanson d’ici à vendredi soir car j’avais peur de 'Busby' et j’ai fais cette chanson :
Rudies don’t fear (
ndr : aussi appelée
Rudie in court ou
Thouger than though). Il l’a eu le vendredi soir en acétate. Il a demandé au DJ de ne pas toucher à cette chanson avant minuit. Et à minuit le DJ a mis la chanson, c’était la première fois que je l’entendais. Quand la chanson a commencé Busby a écouté et a dit de la remettre. Le DJ l’a remise: « When we struggle like lion we are iron… ». Il a demandé à se faire servir une caisse de bouteille et il a encore fait remettre la chanson « When we struggle like lion… ». Il a pris des bouteilles et les a envoyées se casser contre le mur et a crié : « Lion ! ». Quelques filles étaient là. Il y avait comme un étage où nous étions et en bas certaines d’entres elles se sont prises des bouteilles. Elles avaient du vin rouge sur leur pantalon blanc. Quand j’ai compris que ces filles appartenaient à un autre gang que celui de Busby, appelé "east spanglers", ça a commencé à être tendu. C’était le vendredi soir, j’étais là et pendant longtemps les gens ont dansé sur
Rudies don’t fear, you know ? Mais le samedi matin un gars est venu me voir pour me dire de revenir le samedi soir. Je n’en avais pas envie étant donné ce qui s’était passé la veille. Ce samedi soir, un garçon d’environ 12 ans s’est dirigé vers Busby, une arme pointée sur lui. Il lui a demandé : « Vous vous appelez Busby monsieur ? ». Quand j’ai regardé ce gosse, ces mains tremblaient. Il lui a tiré une balle en pleine tête. Voilà Busby a eu la chanson le vendredi soir et est mort le samedi juste à cause du vin rouge et de ces filles. Mais il est vrai que les Rudies aimaient notre musique. Les sounds étaient plus souvent stoppés par la police que par eux. J’ai fait plusieurs chansons pro-rudies, contrairement à d’autres, comme
Alton Ellis qui chantait
Dance Crasher.
Deuxième partie:
- En 1968, vous avez travaillé avec votre beau frère Bunny Lee.
Oui mon beau frère.
- Comment s’est passé votre collaboration ?
Oh…Bunny était d’abord avec une de mes cousines : Frida. Un jour elle est venue me voir et m’a dit que Bunny n’arrêtait pas de la frapper et qu’il ne voulait pas que j’aille la voir à sa ferme. A cette époque j’avais pour habitude de traîner avec un mec qui aimait Frida. Il s’appelait Jack. Lui et moi nous sommes allés à la ferme. Quand je suis arrivé je ne savais pas qui était Bunny. Je ne le connaissais pas. Jack m’a attendu et je suis rentré dans la cour. J’ai demandé à un type de l’appeler pour moi. Ce type, c’était en fait Bunny. Il m’a dit : « ok, Bunny n’est pas là pour le moment mais je vais le faire appeler ». Je lui ai dit: « dis lui de me rejoindre en bas au bar. Je suis descendu sur la cinquième rue. Le mec que j’avais vu à la ferme est arrivé en vélo. Jack m’a dit que c’était en fait lui Bunny Lee. J’ai voulu attraper Bunny mais il a mis le vélo entre lui et moi. J’ai tenté de l’empoigner, il m’a dit : « Qu’est-ce que tu fais ? Tu es venu pour me tuer ? On n’est pas là pour se tuer mais pour parler, boy !. Tu as pris le temps de venir chez moi, alors on va discuter ». Nous sommes allés en face dans un autre bar pour boire un verre. A partir de là nous sommes devenu amis. On trainait toujours ensemble. Puis j’ai rencontré sa sœur : Nellie. Nous étions d’abord amis puis nous nous sommes mariés et avons eu des enfants. Ensuite j’ai collaboré avec Bunny pour plusieurs de mes titres.
- Vous avez aussi aidé certains artistes comme Jimmy Cliff, D. Dekker ou Bob Marley…
Oh oui, j’en ai aidé beaucoup, beaucoup d’artistes jamaïquains car j’étais là aux fondations.
Jimmy Cliff est celui qui m’a fait rencontrer Leslie Kong. Il avait l’habitude d’aller au restaurant Beverley’s où il chantait. La première fois, Jimmy est allé chanter une chanson qui s’appelait
Dearest Beverley et leur a demandé de l’enregistrer. Cet homme, Leslie Kong, a écouté Jimmy et lui a dit : « si tu trouves
Derrick Morgan amène le moi, on t’écoutera et les choses vont marcher ». Ca veut dire que Leslie Kong me voulait depuis un certain moment... Jimmy est venu chez moi. Je ne sais pas comment il m’a trouvé, mais il est venu et il m’a parlé de cet homme appelé Kong. Il m’a demandé : « écoute ma chanson, il voudrait entendre ton opinion sur cette chanson ». Je lui ai demandé de me la chanter, une balade douce :
Dearest Beverley. Il en avait une autre qui s’appelait
Hurricane Hattie. Nous sommes allé voir Leslie Kong et cette première fois Leslie m’a dit : « Derrick ça faisait un moment que je voulais te rencontrer, comment a tu trouvé la chanson de Jimmy ? ». Je lui ai répondu que je la trouvais très bien. En fait il ne s’appelait pas Jimmy, son nom était James Chambers. Leslie est celui qui l’a fait appeler
Jimmy Cliff. De James Chambers il est passé à
Jimmy Cliff. C’est comme ça qu’ils ont commencé à faire leur premier enregistrement, c’est comme ça que Leslie Kong a commencé et que l’on a débuté. Ça, c’est après avoir été avec
Prince Buster. Quand j’ai quitté
Prince Buster, j’ai rejoins Leslie Kong.
- Et pour Bob Marley vous l’avez aidé avant les Wailers ?
Oui, c’était juste lui : Robert Marley, avant les
Wailers. J’ai aidé Bob.
Bob Marley est venu me demander si je pouvais l’aider à être enregistré. J’étais au bar ce jour là, c’est un ami qui nous a présenté. Je l’ai envoyé à Leslie Kong de Beverley’s car j’avais l’habitude de faire des auditions pour lui. C’était en 1963, on a écouté la chanson qu’il avait :
Judge not et une autre :
One cup of coffee.
Bob Marley et
Jimmy Cliff avaient l’habitude d’être ensemble. Ils se connaissaient bien et étaient très proches. Quand Jimmy arrivait, son "frère" suivait. Je jouais au piano quand il chantait. Leslie a dit : « enregistrez ça ! ». Mais à cette époque
Prince Buster a insisté pour que je signe un contrat avec cet homme d’Angleterre se faisant appelé Shallit. Il avait un label appelé Blue Beat. Je ne voulais vraiment pas quitter Leslie Kong, mais il m’offrait 2000 pounds pour signer ce contrat. C’était vraiment beaucoup d’argent, alors j’ai signé, ils m’ont emmené en Angleterre … Mais quand Leslie Kong en a entendu parler il m’a dit que je ne pouvais pas faire ça. Je lui ai répondu que j’aurai bien voulu signer avec lui mais qu’il ne m’avait jamais offert autant. J’avais besoin de cette offre. Au même moment
Bob Marley et cet américain, Johnny Nash, commençaient à être connus. Leurs managers voulaient aussi que je signe un contrat avec eux pour que je suive Johnny Nash qui chanterait certaines de mes chansons. C’est à cette époque que Bob a fait son premier grand concert. Bob, quand il était sur scène, il faisait le show. Je crois que c’était au Police theater. Il chantait, mais il dansait plus qu’il ne chantait. Il est revenu très fatigué vers le micro. Je l’ai pris à part dans les loges et je lui ai dit qu’il ne pouvait pas faire ça, qu’il ne pouvait pas danser pendant les couplets mais seulement durant les solos. Après quand nous sommes allés à Montegobay il a suivi mes conseils. Quand il est arrivé et a chanté : «
Judge not, Before he judge yourself ! » devant le public, il a été très très bon car il a pris en compte son public. Il a adressé ses paroles au public. Tout le monde a apprécié. Bref, Leslie ne voulait pas me perdre, car je faisais de très gros tubes. Presque toutes mes chansons avec lui ont été des tubes en Jamaïque. Au final je suis quand même parti avec
Prince Buster. J’ai quitté Leslie Kong et j’ai signé un contrat, en 1963, en Angleterre avec Shallit’s Company.
- Avec le label Melodisc ?
Oui c’était la même chose. J’ai signé ce contrat mais je n’aimais pas l’Angleterre. Alors je n’y est passé que 6 mois et j’ai décidé de repartir en Jamaïque. Une fois revenu j’ai chanté une chanson pour Buster :
Tougher than tough. Stranger Cole a aussi fait une chanson intitulée
Tougher than tough avec Patsy Todd. J’ai choisi le titre et j’ai su après que Stranger Cole avait une chanson qui s’appelait pareil. Quand je suis revenu avec
Prince Buster, les jeunes devenaient mauvais, alors j’ai fait une autre chanson pour Buster appelée
Pay ninety nine flesh. Après j’ai voulu revenir avec Leslie Kong mais il y avait un problème avec le contrat. Je ne pouvais travailler qu’avec les producteurs de Shallit’s Company. Un de mes amis, Edward Seaga (
ndr : fondateur des Studios WIRL), travaillait au poste de ministre des finances et il est parvenu à faire annuler le contrat chez Melodisc.
- A cette époque, et encore aujourd’hui, vous êtes respecté comme une grande personnalité du mouvement skinhead reggae, avec des chansons comme Moon Hop.
Moon hop est sorti en 1969 pour le label Pama Records. En 1969 c’était dur pour un artiste de partir en Angleterre. Quand j’étais en Angleterre je me produisais pour Pama. J’ai aussi produit pour eux. Le label Crab (
ndr : sous label de Pama) était produit par moi. J’ai d’abord fait cette chanson :
Moon. C’était la première fois qu’un homme alunissait et quand il marchait il flottait, c’était comme s’il faisait une danse. J’ai appelé cette danse le « moon hop ». Je me suis assis au piano, j’ai commencé avec deux accords. On était à la production, et il y a un musicien qui a dit : «mec ça sonne bien, garde le ! ». On a enregistré le rythme puis le riddim mais nous n’avions pas de paroles pour cette chanson. Puis dans un concert on a joué cette chanson, j’ai tourné le micro vers moi et j’ai commencé : « yeah yeah yeah yeah YEAH, yeah yeah yeah ». C’était juste de la pure folie, mais la chanson est vraiment bien passée. On s’est vraiment donné et la chanson est vite apparue dans les charts. Voilà, tout ce qu’il fallait, c’était trouver des paroles et ça a marché avec « yeah yeah yeah… ». C’est comme ça que
Moon Hop est sorti. Puis ces gars qui s’appelaient Symarip on fait une chanson semblable. Ils ont entendu mes chansons de chez Pama dont
Seven letters que j’avais faite avec Bunny Lee. Bunny avait aussi envoyée
Moon Hop à Treasure isle qui ne l’avait pas prise, mais
Trojan (
ndr : label anglais qui sortait principalement les titres du label Jamaïcain Treasure Isle de Duke Reid) a sorti le titre avec ce groupe. Les deux disques sont sortisen même temps. Ils étaient au même moment dans les charts.
Trojan et Pama sont allés en procès. C’est Pama qui a gagné. Tout ça c’était une "machine", je ne le savais pas à l’époque, je ne connaissais pas les droits. Pama ne m’a pas donné d’argent pour toutes les performances que j’ai faites pour eux. C’est à ce moment là que j’ai décidé de partir et de devenir mon propre producteur.
- Et que penser vous du mouvement skinhead ? Ce soir il y aura beaucoup de skinheads dans le public...
Est-ce vrai ?
- Oui, ils sont venus d’un peu partout : Bordeaux, Paris, Toulouse, d’Espagne…
Les skinheads représentent beaucoup pour moi. Ils venaient souvent me voir chanter et même après dans les loges. Ils me prenaient la main, me faisaient toucher leur tête car ils savaient que je ne voyais pas. Ils me faisaient toucher leurs boots, leur bretelles et disaient : « c’est nous, nous sommes les skinheads et nous vous aimons ». Et j’aime ces gars. A chaque fois que je chante pour eux je me sens bien car ils me témoignent beaucoup de reconnaissance. J’apprécie ça. On entend souvent dire que les skinheads sont des mauvais gars, moi qui les connait je n’en connais pas de mauvais. Je ne sais pas de quoi les gens parlent. Peut être sont-ils comme ça aux Etats-Unis mais pas à Londres, pas en Angleterre, pas en Europe. Avec tous les skinheads avec qui j’ai travaillé, je peux dire que ce sont des personnes chez qui on peut ressentir une unité fraternelle. Quand j’ai fait
Moon hop les skinheads se seraient tués eux mêmes, ils adoraient…
- Pouvez-vous nous parler de la chanson Dreadlocks & baldhead should be friends?
Ok ! Vous connaissez pas mal de mes chansons… J’ai fait cette chanson pour un ami. On entendait tout le temps que dans les soirées c’était "tendu" entre les dreadlockers et les baldheads. Un soir j’ai tenté de les réunir dans un club appelé Marijuana. Je ne voyais pas pourquoi ils ne pourraient pas s’entendre alors j’ai écrit cette chanson.
- Vous avez également écrit des chansons engagées comme Babylon is Public Ennemy ou People decision.
Oui Babylon is
Public Ennemy et
People decision parlaient de la politique en Jamaïque. Babylon c’est le nom que les rastas donnaient à la police.
- Est-ce vrai que la chanson Let the power fall que vous avez écrite pour Max Roméo était l’hymne de la campagne du PNP (ndr : Parti National Populaire de tendance social-démocrate et dont le chef, Manley, a dirigé la jamaïque de 1972 à 1980 et de 1989 à 1992) ?
Oui, j’ai fait cette chanson en 1972. Les gens du PNP m’ont contacté pour qu’elle devienne la chanson de leur campagne et j’ai accepté.
- Que pensez-vous de la situation sociale actuelle en Jamaïque ?
Vous savez dans tous les pays du monde vous avez du mauvais. Il y a partout des gens qui tuent, qui volent, il faut faire avec… La situation sociale n’est pas si mauvaise, on ne peut pas s’en tenir juste aux informations : « un homme à tuer un homme ». Le truc c’est que la Jamaïque est une petite île alors tout est disproportionné. Vous savez, j’ai vécu aux Etats-Unis. Maintenant je vis sur mon île et j’y suis très heureux. Je me sens bien partout sur l’île car c’est un pays magnifique, n’importe qui aimerait.
- Que pensez-vous de la nouvelle génération d’artistes en Jamaïque ?
Certains disent qu’ils tendent vers la stupidité, d’autres qu’ils pourraient faire des vraies musiques. Pour moi, ils doivent faire ce qu’ils doivent faire. Les temps changent, on doit aller avec notre temps. Aujourd’hui le dance hall en Jamaïque c’est plutôt bien. Je n’aime pas certains artistes et il y en a d’autres que j’adore écouter : Buju banton,
Shaggy,
Luciano,... La seule chose que je n’aime pas dans la musique d’aujourd’hui c’est qu’ils utilisent qu’un seul riddim et qu’ils y mettent 200 paroles par dessus.
- Vous avez travaillé récemment avec High notes (groupe allemand de ska et early reggae), comment était-ce ? Comment se passe vos collaborations avec ces jeunes groupes européens?
Je peux vous dire que les groupes de blancs des pays européens ont un grand succès. Ils sont très très bons, je vous le dit. Au concert lorsque je joue après leur set je n’ai pas besoin de mettre le feu car ils l’ont déjà mis. Le groupe avec qui je joue ce soir, Skanking time, se prépare depuis un an et on a fait les répétitions hier soir. Ils sont vraiment au point. En Jamaïque les musiciens n’aiment pas vraiment reprendre des morceaux comme à l’époque…
- Vous avez enregistré plus de 250 chansons, plus de 150 duos, avez-vous un souvenir mémorable ?
Vous voulez un bon souvenir de toute ma carrière…de 1957 à nos jours… Je ne me suis jamais ennuyé sur scène, j’ai toujours pris du plaisir, les gens ont toujours apprécié ma musique. Mais je ne vois rien de spécial…
- Peut-être quelqu’un que vous auriez rencontré ?
J’ai rencontré quelques artistes américains : Ray Charles, Shirley and Lee, Jerry Portland, et beaucoup d’artistes américains… J’ai travaillé avec Otis Redding, Sam Cook…
- Avez-vous des projets, un album…
Oui j’ai encore beaucoup de morceaux. En ce moment j’enregistre des balades, en m’inspirant des gens que j’aime écouter, comme les artistes que je viens de citer. J’ai enregistré deux albums :
Classical yesterday volume 1&2. Ce sont des slows, des balades, du gospel.
- Peut être avez-vous des projets avec votre fille : Queen Ifrica ?
Non, mais
Queen Ifrica c’est ma number one. Elle est très forte et là où elle passe elle "balance juste", comme son père. Je suis vraiment très fier d’elle.