Le chanteur jamaïcain Max Romeo est décédé vendredi 11 avril, à l'âge de 80 ans. Nous continuons les hommages en republiant ici l'un de nos plus grands entretiens avec l'artiste, réalisé en 2013.
Max Romeo était l'un des artistes préférés du public français. « Chase The Devil », « One Step Forward » ou « War Inna Babylon » font partie des classiques incontournables du reggae. Mais la carrière de Max ne se résume pas à ces trois chefs d’œuvre. L'homme a traversé toutes les évolutions de la musique jamaïcaine à sa manière en devenant même un des précurseurs du slackness avant de se tourner vers un reggae plus conscient. <
Bien qu'il n'aimait pas trop se remémorer cette période, Max Romeo était revenu avec nous sur des histoires et anecdotes rarement abordées en interview. Cap sur l'histoire d'une longue carrière commencée au plus bas de l'échelle avant d'atteindre les sommets de l'international.
Reggae.fr: Quand et où êtes-vous né ?
Max Romeo: Je suis né en Jamaïque, dans la paroisse de St Ann, en 1944. J'ai déménagé à Kingston à l'âge de 9 ans. Aujourd'hui j'habite dans la paroisse de St Catherine.
Quelle place la musique avait-elle dans votre vie durant votre enfance ?
J'écoutais beaucoup de R&B américain. Il y avait plein d'artistes qui étaient populaires en Jamaïque. Des gens comme Fats Domino, Elvis Presley, Brook Benton, The O'Jays... Ces gens m'ont influencé plus tard. Et en grandissant, j'écoutais plus de rock'n roll comme les Rolling Stones et tous les artistes de R&B qui se mettaient au rock'n roll.
Parlez-nous de la création de votre premier groupe, The Emotions.
J'ai formé ce groupe avec deux autres mecs. Il y avait Lloyd Shakespeare, le frère du bassiste Robbie Shakespeare, et l'autre s'appelait Kenneth Knight. On traînait souvent ensemble et on s'entraînait tout le temps à faire des harmonies à trois. C'est comme ça qu'est né le groupe. J'ai commencé à écrire des paroles et j'ai pris le rôle de chanteur principal. Lloyd et Kenneth faisaient les chœurs. On a fait quelques disques ensemble, cinq ou six je crois. Puis Kenneth a quitté la Jamaïque et Lloyd est mort. C'est là que le groupe s'est arrêté.
Votre premier single avec le groupe était « I'll Buy You A Rainbow », n'est-ce pas ?
Oui c'est ça. J'ai écrit cette chanson des années avant qu'on puisse l'enregistrer. J'allais de studio en studio pour la proposer, mais je me faisais jeter, y compris à Studio One. Puis, je suis allé voir Ken Lack du petit label Caltone, et il a accepté la chanson. Il m'a même embauché comme vendeur pour livrer les disques dans les boutiques. La chanson a eu du succès. On a même été numéro 2 dans les charts nationaux à l'époque. Je crois que c'était en 1967.
« J'ai fui mes parents et je me suis retrouvé à la rue à l'âge de 14 ans »
Est-ce vrai qu'à cette période, vous hésitiez entre devenir chanteur et pasteur ?
C'est vrai. Mes parents étaient évangélistes et ils m'ont élevé dans le protestantisme. Mais quand il a fallu que je trouve un moyen de gagner ma vie, j'ai vite choisi le chant. Mais je n'ai pas passé beaucoup de temps avec mes parents. Je n'aimais pas la façon dont mon père traitait ma mère donc j'ai fui mes parents et je me suis retrouvé à la rue à l'âge de 14 ans. Mais c'est là que tout a commencé à devenir intéressant pour moi.
Quel est votre meilleur souvenir de votre période avec The Emotions ?
Je crois que c'est le premier concert qu'on a fait ensemble. C'était la première fois qu'on se trouvait en face d'un public. C'était très excitant.
Ensuite, vous avez formé un autre groupe qui s'appelait The Hippy Boys...
C'est exact. Avec les frères Barrett : Aston « Familyman » et Carlton. Le guitariste s'appelait Web Stewart. On a eu plusieurs batteurs et un saxophoniste aussi. On a duré un petit moment, mais ce n'était pas facile. Ça n'a jamais été facile de maintenir un groupe en Jamaïque, car les formations changeaient souvent. J'ai quitté le groupe avec Aston et Carlton et ils sont devenus les Upsetters avec Alva Lewis et Glen Adams. Ils ont fait une petite tournée en Angleterre en 1969 et ensuite, ils sont devenus le backing band de Bob Marley, les Wailers.
Toute cette période des années 60, c'était l'époque des rude boys en Jamaïque. Comment définiriez-vous les rude boys ?
Ce sont des jeunes qui se rebellent contre le système. Dans tous les pays du monde, les jeunes qui sont opprimés par le système se rebellent. Les rude boys avec leurs couteaux à cran d'arrêt et leur attitude agressive, c'est juste quelque chose de normal. Chaque jeune homme vit cette période dans sa vie. Je sais que ça existe en France aussi aujourd'hui, peut-être sous un nom différent, mais je sais qu'ils sont là ces jeunes en colère.
Avez-vous fréquenté des rude boys ?
Oui. Je les fréquentais, mais j'ai essayé d'être différent d'eux. En fait, j'étais un peu trouillard et en Jamaïque, on dit : « Cowad man kip soun' bones » (ndlr : Qui joue les lâches, sauve sa peau). Et j'ai toujours sauvé ma peau. Je fuyais toujours dès que les choses commençaient à mal tourner (rires).
« J'ai le plus grand nombre de chansons interdites de l'histoire de la musique »
Et comment exprimiez-vous votre frustration de jeune homme si vous n'étiez pas un rude boy ?
Avec mes chansons. Je m’exprimais en écrivant et en chantant. J'ai le plus grand nombre de chansons interdites de l'histoire de la musique. A l'époque en Jamaïque, j'écrivais une chanson, je l'enregistrais et je l'envoyais aux radios. Puis, je rencontrais un panel de professionnels à qui je devais expliquer les paroles. Et s'ils étaient satisfaits, s'ils pensaient que c'était diffusable selon leurs critères, j'obtenais quelques passages radio. Mais le plus souvent c'était : « Inadapté à la radio ». C'est comme ça que j'évacuais ma colère, avec un stylo.
Était-ce devenu un objectif pour vous d'être banni des radios ?
C'est clair que lorsqu'une chanson est interdite, elle se vend mieux. « Macabee Version » a été mon premier titre révolutionnaire, il a été banni et c'est devenu un gros hit. « Wet Dream » a été joué une fois sur la BBC avant d'être interdit et c'est devenu un gros hit. Parfois, la censure aide la chanson.
Après avoir quitté Ken Lack et Caltone Records, vous avez collaboré avec Bunny Lee. Comment l'avez-vous rencontré ?
Quand j'ai rencontré Bunny Lee, il était employé dans un garage, United Motors. Le bureau de Ken Lack avec qui je bossais était près de ce garage et Bunny venait souvent nous voir à l'heure du déjeuner. Il se trouve que Ken Lack a contribué à l'achat des bandes pour la première session de Bunny Lee. Duke Reid lui avait offert du temps de studio gratuit à Treasure Isle et Tommy McCook et son groupe lui ont fait quelques riddims. C'est comme ça qu'il a commencé. Il a eu beaucoup de chance car il a obtenu un hit avec Roy Shirley : « Music Field ». C'était son premier hit et il n'a plus reculé depuis. J'étais à ses côtés dès le début et j'ai toujours beaucoup de respect pour lui.
Quelles sont ses qualités en tant que producteur ?
Il est très motivé et très joyeux. Il n'avait jamais la mine triste. Ce n'est pas un grand parolier, mais il avait souvent de bonnes idées et il nous les donnait pour qu'on puisse construire une chanson autour. Il nous laissait aussi une bonne marge de manœuvre, on pouvait improviser, choisir nos propres lignes de basse. On travaillait à la vibe. Et ça c'était vraiment bien.
C'est vrai que c'est lui qui vous a donné le nom de Max Romeo ?
Il m'a encouragé à l'utiliser comme nom de scène, mais ce n'est pas lui qui me l'a donné. C'est une drôle d'histoire qui est à l'origine de mon nom, à propos d'une fille. Je draguais une fille et son père est passé devant nous le matin en allant au boulot à vélo. Et quand il est rentré du travail le soir, j'étais toujours au même droit en train de parler à sa fille. Il y avait plusieurs gars dans les parages et son père a dit : « Tu es resté au même endroit toute la journée avec la même fille. Tu es un Roméo ou quoi ? » C'est comme ça que ce nom est venu. Et Bunny Lee m'a encouragé à utiliser mon vrai nom Max en y ajoutant Romeo. Et ça a marché.
« Freddie McGregor a commencé à chanter quand il était enfant. Je mettais des palettes de bière sur scène pour qu'il puisse atteindre le micro quand il faisait des concerts »
Pouvez-vous décrire l'industrie musicale jamaïcaine à l'époque ?
A l'époque, c'était génial. Il n'y avait que deux stations de radio, donc une place importante était accordée aux sound systems qui étaient notre voie de diffusion principale. Il y en avait plein. Ça a commencé avec Sir Coxsone, Duke Reid et tous les autres. Ces gars-là ont monté leurs studios pour alimenter leurs sound systems. Coxsone avait l'habitude d'aller à la Nouvelle Orléans pour acheter les nouveautés R&B et il revenait en Jamaïque et faisait refaire ces morceaux par les Wailers, les Gaylads, Delroy Wislon... Ils refaisaient les morceaux R&B en rocksteady. Parfois, les gens croyaient que c'étaient eux qui avaient écrit les chansons, mais c'étaient juste des reprises. L'époque du vinyle était la meilleure. On pouvait savoir si on avait du succès avec les vinyles alors que les CDs peuvent se graver et s'échanger illégalement. Mais quand quelqu'un t'achetait 100 copies de ton vinyle, ça mettait la lumière sur toi. Tu étais content, car tu voyais que le disque se diffusait. Un autre gars en achetait 500 et tu voyais l'évolution. Maintenant avec les CDs et les téléchargements, ce n'est plus pareil. Avec ce système, je dois attendre une année pour savoir combien j'ai vendu. Pendant cette année, je fais comment pour soutenir et produire de jeunes artistes ? Je ne peux pas. Tout est devenu pourri. L'industrie musicale en Jamaïque n'existe plus. Il y avait aussi une autre chose à mon époque, c'est que les DJs des radios n'avaient pas le droit de produire. Aujourd'hui, il y a beaucoup plus de radios en Jamaïque, peut-être 12 ou 14, et la plupart des titres qui sont joués sont produits par les DJs eux-mêmes, alors qu'ils ne connaissent rien à la production. Donc on se heurte à un espèce de barrage de produits merdiques. Les radios jouent toutes le même type de riddims commerciaux et ce sont le DJs eux-mêmes qui ont produit les morceaux qu'ils jouent. Donc ça fausse le système de distribution. Je n'appelle plus ça une industrie.
Comme vous nous l'avez dit, vous avez commencé en tant que distributeur de disques. Connaissez-vous d'autres artistes qui ont le même parcours ?
Oui. Lee Perry. Il faisait la même chose que moi, on se croisait souvent. Lui, il bossait pour Dynamic Sounds et moi pour Ken Lack et Bunny Lee. Beaucoup d'artistes ont commencé comme ça. Nicki Thomas a fait ça aussi pour Joe Gibbs.
Delroy Wilson aussi n'est-ce pas ?
Non, Delroy a commencé à chanter quand il était enfant. Tout comme Dennis Brown et Freddie McGregor. Je mettais des palettes de bière sur scène pour que Freddie puisse atteindre le micro quand il faisait des concerts (rires).
Vous avez traversé toutes les évolutions de la musique jamaïcaine n'est-ce pas ?
Oui. Je n'ai pas vraiment fait de ska en tant qu'artiste car je n'avais pas encore accès aux studios à cette période. Mais j'ai fait du rocksteady. « I'll Buy You A Rainbow », mon premier disque, était du rocksteady. Et ensuite, j'ai fait du reggae roots qui est pour moi la dernière évolution significative de la musique jamaïcaine. Le dancehall est un dérivé du hip-hop, je n'en parle même pas. Je suis resté dans le reggae, car c'est LA musique que les gens ont accepté. Le reggae ne changera jamais, il restera le reggae dans l'esprit des gens. Tout comme le rock'n roll.
« Je crois bien que c'est moi qui ai commencé la révolution rasta dans la musique »
Expliquez-nous la transition entre early reggae et reggae roots.
Le early reggae, c'était juste après le rocksteady, mais les artistes chantaient encore des chansons d'amour. Des artistes comme Ken Boothe, John Holt et les Paragons chantaient « Darling I love you ». Je ne veux pas dire que je suis le premier, mais je crois bien que c'est moi qui ai commencé la révolution rasta dans la musique. La première chanson que j'ai faite dans ce sens était « Macabee Version », qui est un titre profondément rasta. A cette époque, Bob Marley ne chantait pas encore du roots, il chantait des trucs sur les flingues et les rude-boys façon rocksteady. Je ne veux pas vous donner de fausse information, mais je suis quasiment sûr que c'est après « Macabee Version » qu'il y a commencé à avoir toutes ces chanson rastas. Mis à part Count Ossie. Il a toujours organisé des sessions rastas avec des percussionnistes, mais ils n'enregistraient pas beaucoup, ils étaient des musiciens de live qui faisaient des concerts.
Reggae.fr: Revenons un peu sur le morceau « Wet Dream » qui est devenu un très grand hit, comme vous l'avez dit.
Max Romeo: Je crois qu'un élan de folie a traversé mon esprit quand j'ai pensé à ce sujet de chanson et que j'en ai parlé à Bunny Lee. Il pensait que c'était une bonne idée puisque personne ne chantait ce genre de choses. Je n'étais même pas sûr de vouloir faire cette chanson, car j'étais timide et je n'osais pas parler de sexe. Mais Striker m'a un peu forcé et m'a dit de le faire car il était sûr que ça allait marcher. Je l'ai fait et Bunny l'a emmené en Angleterre où la chanson est sortie chez Pama Records. Ils l'ont joué une fois à la BBC et des Jamaïcains ont appelé pour leur dire qu'ils ne pouvaient pas passer cette chanson car elle était trop suggestive. « Lie down gal, let me push it up » (ndlr : Allonge toi fille et laisse moi te chevaucher.) Et on a eu un succès immédiat. Les skinheads ont tout de suite accroché. C'est comme s'ils attendaient une chanson comme celle-là. Ils incarnaient la jeunesse qui se rebellait contre un système dont ils se sentaient victimes. Ils voyaient en cette chanson une façon de se rendre détestables aux yeux d'une certaine catégorie de la société donc ils l'ont adopté. Et je pense que c'est un peu grâce à eux que « Wet Dream » est devenue si connue. C'était comme un hymne pour les skinheads à l'époque. Et c'est toujours le cas, car je rencontre encore des jeunes gens qui se présentent à moi comme des skinheads en me disant que leurs parents avaient le disque de « Wet Dream ». Alors ils me demandent de la jouer sur scène et je le fais, même si ça ne correspond plus du tout à mon style. Je l'ai encore jouée la semaine dernière en Angleterre, car des dizaines de skinheads criaient « On veut Wet Dream ! On veut Wet Dream ! » (rires)
Vous avez fait quelques autres chansons un peu portées sur le sexe ...
Oui, en fait il y a tout un album qui reprend toute cette période entre 1969 et 1972 avec des titres comme « I Love Pum Pum » et « Softie Cellar ». Il s'appelle « Banned And Censored ». Il y a encore des gens qui l'écoutent, mais je ne chante plus ces chansons sur scène, car ça ne me correspond plus. C'était ma période de folie, aujourd'hui je vis dans une réalité plus sérieuse.
Peut-on dire que ces chansons sont les ancêtres du slackness qui est apparu dans les années 80 et qui est toujours très populaire aujourd'hui en Jamaïque ?
Oui je pense. Beaucoup de personnes ont déjà dit ça et je ne vais pas le nier, car quand j'ai enregistré ces chansons, rien de pareil n'avait été fait auparavant. Je ne me sens ni fier ni honteux d'avoir fait. Ça reste dans le passé pour moi, mais je crois que ça a ouvert des portes à d'autres artistes. Je crois même que Vybz Kartel a dit que je l'avais influencé dans le domaine des chansons sexuelles.
« Le reggae ne changera jamais, il restera le reggae dans l'esprit des gens. Tout comme le rock'n roll »
Au début des années 70, vous vous êtes donc tourné vers le reggae conscient et rasta. Comment avez-vous effectué ce revirement après toutes ces chansons grivoises ?
C'est parfois dur d'expliquer les choses que je fais. Car je ne crois pas être motivé uniquement par moi-même ou par mon esprit. Je pense être motivé par celui pour qui je travaille, Jah Tout Puissant, cette boule de feu dans le ciel qui se lève le matin et se couche le soir. C'est là que je puise mon inspiration, c'est ce que je vénère, c'est mon Dieu. Vous l'appelez « Soleil », je l'appelle « Dieu ». Sans lui, rien ne vivrait sur Terre. Sans le soleil, on ne vit pas, les arbres ne vivent pas, même les fourmis qui rampent sur le sol ne seraient pas là. C'est le donneur de vie.
Et comment êtes-vous devenu rasta ?
J'ai été influencé par un de mes oncles auprès duquel j'ai passé le plus clair de ma jeunesse. Il est mort aujourd'hui. Que son âme repose en paix. Mais il était comme un père pour moi. Il m'a appris la vie. Quand j'ai fui mes parents, j'ai passé beaucoup de temps auprès de lui et il m'a beaucoup aidé. C'était un rasta convaincu et il vivait selon des principes forts. J'aimais cette idée. Je crois que c'est à la fin de l'année 1962 que je me suis converti à cette foi. Si on peut l'appeler comme ça, car ce n'est pas vraiment une religion, c'est un style de vie. J'ai donc changé ma façon de vivre et j'en suis heureux.
Vous avez fait quelques chansons aux commentaires sociaux forts comme « War Inna Babylon »...
Le reggae est une musique protestataire. Les gens écoutent du reggae pour entendre ce qui se passe dans le monde. Quand tu écoutes du reggae, tu es alerté sur des sujets que tu ne connais pas. « War Inna Babylon » n'était pas à propos d'une chose ou d'un endroit en particulier. C'était sur le mécontentement du peuple à propos de plein de choses dans le monde. Un peu comme les soulèvements que l'on a vus en Syrie, en Egypte, en Irak, en Iran ou en Afghanistan. Cette chanson était en fait une prise de conscience sur ce qui allait arriver dans le monde. C'était comme une prophétie. Quand je dis « le barbier n'aime pas le policier », ça veut dire : « le chrétien n'aime pas le musulman et vice versa ». Tout ça va causer une guerre à Babylone et c'est ce qui arrive maintenant. C'est une prophétie.
Et vous avez une autre chanson avec la même mélodie, « Fire Fe De Vatican »...
Cette chanson m'a causé beaucoup de soucis à Rome, mais j'ai réussi à m'en sortir. La première fois que j'ai joué à Rome, il y avait un camion relié à 60 stations de radio italiennes qui m'attendait. Ils étaient là pour me poser une seule question. Ils voulaient savoir ce que je voulais dire avec ces mots, « Fire fe de Vatican and blood fe de Pope » (ndlr : Du feu sur le Vatican et du sang pour le Pape). Je leur ai expliqué. « J'utilise les mêmes mots que vous. Les mêmes mots romains. Pour être sanctifié, tu dois être lavé par le sang et pour être purifié, tu dois traverser le feu. » Je leur ai fait prendre conscience que le Vatican était la ville la plus riche du monde et que malgré ça, on voyait des gens dormir dehors sur des cartons. Je ne trouvais pas ça normal et j'ai donc pensé que cette ville avait besoin d'être sanctifiée et purifiée avec le feu et le sang. Ça n'avait rien de littéral. Bien sûr que je ne prônais pas la destruction de Rome. Ils ont compris et ils ont accepté mon explication. Et ça m'a même rendu plus populaire en Italie je crois (rires).
« Vybz Kartel a dit que je l'avais influencé dans le domaine des chansons sexuelles »
Votre titre « Let The Power Fall » est devenu l'hymne de campagne du PNP. L'implication politique était plutôt rare chez les rastas. Vous aviez de réelles convictions en soutenant le PNP ?
Non, en fait j'aimais bien les idées de Michael Manley. J'aimais les causes qu'il défendait. C'est pour ça que je leur ai donné l'autorisation. Ils avaient pour projet de faire une série de concerts à travers l'île pour inciter les gens à voter pour eux. Ils appelaient ça le Bandwagon. Ils voulaient un hymne pour leur mouvement qui était basé sur le pouvoir. Ils ont pensé à ma chanson « Let The Power Fall », juste parce que le titre comportait le mot « power ». Ils m'ont demandé mon avis et j'ai dit : « Pourquoi pas ? » C'est devenu l'hymne de leur campagne et j'ai participé à la tournée de concerts. On a touché beaucoup de monde et ça a marché puisque Michael Manley a gagné les élections. Je me suis toujours reconnu dans ces idées.
Mais il a dû vous décevoir puisque vous avez fait plus tard la chanson « No Joshua No » (ndlr : Joshua était le surnom de Michale Manley)
C'est exact. Deux ans après son élection, il n'avait toujours pas fait la moindre action pour tenir ses promesses. Et les gens m'avaient associé à lui à cause de la chanson. Donc on a commencé à m'aborder dans la rue en me disant : « Hey. Tu nous avais dit de voter PNP pour devenir libre. On l'a fait, mais où est notre liberté ? » J'ai donc décidé d'écrire cette chanson pour m'adresser à Manley directement. « You took them out of bondage and they thank you for it. You sung them songs of love and they try to sing with it. But now in the desert, are you battered and bruised. They think they are forsaken, they think they have been used. » Je crois que Michael Manley a aimé cette chanson, car il m'a félicité une fois. Je sais qu'il l'avait en cassette dans sa voiture. Mais il m'a dit d'arrêter d'écrire des chansons politiques car les Jamaïcains m'écoutaient vraiment. N’empêche que tout un tas d'actions sociales ont été menées par le gouvernement après cette chanson. Il y a eu le JAMAL par exemple (Jamaican Movement for the Advancement of Literacy), un programme d'éducation. Cette chanson a mis Manley devant le fait accompli et ça l'a obligé à réagir.
« Lee Perry est un génie [...] Il est plus sain d'esprit que moi »
En 1973, vous avez rejoint Lee Perry dans son Black Ark Studio. Parlez-nous de votre collaboration.
Oh ! Ma rencontre avec Lee Perry a été un moment marquant dans ma vie. Un tournant dans l'évolution de ma carrière. Selon moi, Lee Perry est un génie. Je ne connais personne d'autre capable de gagner de l'argent en se faisant passer pour un fou. Il a gagné des millions en passant pour un fou alors qu'il ne l'est pas. Lee Perry est plus sain d'esprit que moi (rires). C'était génial de travailler avec lui au Black Ark Studio. Il fait de la musique à partir de rien. C'est juste un génie. Je pense que « War Inna Babylon » est le meilleur projet que j'ai jamais fait. Mais en termes de business ça ne s'est pas bien passé. Lee et moi nous étions déclarés comme coproducteurs de l'album. Mais il y avait des choses sur lesquelles je n'étais pas d'accord, donc j'ai refusé de m'accorder avec lui. Et aujourd'hui, j'attends toujours mes droits d'auteur de la part de Universal, Phonogram Records et Island Records, qui étaient les trois principales maisons de disque à distribuer l'album « War Inna Babylon ». C'est terrible.
Vous avez créé vos propres labels et votre propre sound system n'est-ce pas ?
Oui. Romax est le premier label que j'ai monté, mais je n'ai pas fait grand chose dessus. C'est Winston Riley des Techniques qui l'utilisait pour sortir ses productions. Du coup, j'ai créé un autre label qui s'appelait Charmax. J'ai choisi ce nom en mélangeant le nom de ma femme et le mien. Pour ce qui est des sound systems. J'avais un petit sound qui s'appelait Romax Hi-Fi. Mais je l'ai cédé à des amis quand j'ai quitté la Jamaïque pour faire une tournée en Angleterre en 1969. Aujourd'hui, j'ai un plus gros sound system qui s'appelle Satta Vibes, mais il ne joue pas beaucoup car les sound systems ne se portent pas très bien en Jamaïque en ce moment à cause du durcissement de la loi sur les nuisances sonores. Du coup, on l'utilise principalement pour faire des karaokés sur une base de loisirs que je possède.
Quelle est votre opinion sur l'évolution actuelle de la musique jamaïcaine ?
Je dirais que les artistes ont besoin de revenir en arrière. Aujourd'hui, j'ai l’impression qu'ils font marche arrière dans le mauvais sens. Ce qu'ils font est insensé et ça n'intéresse personne. Je passe plus de temps à l'étranger que dans mon pays et je n'entends parler de ces artistes nulle part dans le monde. Aujourd'hui, il ne se passe rien en termes de musique en Jamaïque.
Pourtant, le public européen semble réjoui par la nouvelle génération d'artistes roots qui incarnent le renouveau du reggae comme Protoje, Chronixx ...
OK. Je crois que là c'est moi qui ai besoin de revenir en arrière sur ce que j'ai dit (rires). Il y a en effet cette jeune génération qui s'écarte de la tendance dancehall et des chansons violentes et sexuelles. J'aime beaucoup Chronixx. J'aime aussi Iba Mahr. C'est d'ailleurs chez moi qu'il a enregistré son premier morceau. Ces artistes-là ont déjà effectué ce retour en arrière dont je parle. Et j'espère que ça va se maintenir.
Donc l'engouement que l'on voit en Europe pour ces artistes n'est pas le même en Jamaïque ?
Ils ne sont pas connus comme ils le méritent. Mais c'est comme ça depuis très longtemps en Jamaïque. Les artistes roots ne sont pas populaires. Luciano par exemple, il se bat encore aujourd'hui pour être reconnu comme un artiste important du reggae. Ils l'ont fait joué au Sting, mais ça s'est mal passé, car ce n'était pas son public. Le Sting est un concert dancehall. Je n'irai jamais joué là-bas, même pour 10 millions de dollars (rires). Le public du Sting ne veut pas entendre des chansons sur Rastafari. Ils veulent entendre des paroles sur le sexe et les armes.
Aujourd'hui, vous êtes accompagné par vos fils en tournée. Selon vous, ils font bien ce travail de retour aux fondations de la musique ?
Tout à fait. Ils sont 100 % roots and culture. C'est leur grande sœur qui leur écrit les paroles et la musique. Moi je les laisse travailler. Je les recadre juste de temps en temps quand il y a besoin, mais ils se débrouillent plutôt bien.