Hommage : Lee Perry, véritable génie
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Hommage : Lee Perry, véritable génie

30 Août 2021

Lee Perry n’était ni un chanteur ni un producteur, un parolier ou un compositeur, encore moins un simple ingénieur du son, Lee Scracth Perry est tout ça à la fois et plus encore. Artiste complet, il est difficile d’appréhender la complexité du personnage en se concentrant uniquement sur son travail musical tant son inspiration est prolifique en matière de sculpture, de peinture, d’écriture où même d’expression corporelle. Lee Perry était un véritable génie, une version jamaïcaine et reggae de Dali et de Picasso qui a sublimé le talent de Bob Marley et transformé à tout jamais l’histoire du reggae et du dub.

L’histoire se répète souvent. Fallait-il vraiment s’étonner quand, en 2015, le nouveau studio de Lee Perry est parti en fumée dans un incendie ? L’événement tragique avait un arrière-goût de déjà-vu, rappelant l’épisode désastreux de 1983 quand le producteur mit lui-même le feu à son précieux Black Ark Studio. De ce lieu mythique étaient sortis quelques-unes des productions reggae les plus influentes de l’histoire. Des albums remarquables aux commentaires sociaux forts et aux qualités sonores inégalables comme « War Ina Babylon », de Max Romeo, « Police and Thieves », de Junior Murvin, ou encore « Heart of the Congos », des Congos. Entre 1973 et 1979, le Black Ark Studio était le centre de gravité de la production en matière de reggae.

"J’ai beaucoup fait pour Bob, comme s’il était mon fils."

Avec sa petite table de mixage 4 pistes, Scratch est parvenu à créer un son abyssal totalement novateur, changeant à jamais la façon de créer du reggae. Toujours en quête d’expérimentation, il est sans doute un des premiers à créer des boucles, à utiliser des samples en s’inspirant de n’importe quel son extérieur, à superposer plusieurs voix et couches de son. Lee Perry était en avance sur son temps et furieusement doué, même s’il préfère rester modeste à ce sujet.

« Je ne prétends rien du tout. Si je n’avais pas fait ce que j’ai fait, quelqu’un d’autre l’aurait fait. Tous ceux qui ont prétendu avoir créé le reggae sont morts aujourd’hui. Moi, tout ce que je sais, c’est que le mensonge est une destruction, une malédiction, c’est le pire des péchés. Et le péché, c’est la mort. La musique seule doit survivre. [Il se met à chanter] “Music alone shall live, never shall die. Music alone shall live under the sky.” »

Perry savait en brûlant son studio que sa musique continuerait d’exister. Du moins celle qu’il avait eu le temps de commercialiser, car des quantités inestimables de morceaux, de dubs et d’expérimentations sonores disparurent dans l’incendie. On raconte que le producteur avait laissé traîner les bandes de certaines chansons dans la rue le jour où il détruisit son studio. Plusieurs personnes témoignent également de scènes de folie et de transes s’emparant de l’artiste quelques jours avant l’évènement, accentuant le mythe qui entoure un personnage dont la folie n’a d’égal que son génie créateur. Véritable amoureux de la musique, et malgré des tournées opérées chaque année un peu partout dans le monde, il s’est mis en retrait du milieu du reggae, déçu par les critiques de certains artistes qui le décrivent comme avare, fâché par le manque de reconnaissance à l’époque où il créa pourtant des chefs- d’œuvre, désabusé par la déloyauté de quelques chanteurs et musiciens proches de lui.

« Je ne sais plus quoi faire pour le reggae. J’ai fait de mon mieux pour le reggae quand j’étais en Jamaïque, mais personne ne m’a jamais remercié. Quand ils ont cru que je n’avais plus d’argent, ils se sont moqués de moi. Ils ont cru qu’ils pouvaient voler ma musique parce que j’étais fauché. Donc tout ce je peux faire pour le reggae, je l’ai déjà fait. Je suis au-dessus du reggae. Je marche sur le reggae. Le reggae fut mon trône, mais aujourd’hui j’ai le pouvoir de rembobiner mon esprit. Je rembobine le temps et j’efface Bob Marley de ma mémoire. J’efface le reggae de ma mémoire. »



L’artiste exprime ainsi une distance et une colère non feinte vis-à-vis d’une passion qui occupa sa vie pendant de longues années. C’est à cause de cette passion pour la musique qu’il s’installe à Kingston en 1950. Après une courte carrière de conducteur d’engins de travaux à Negril et un divorce, il part à la capitale, attiré par le business de la musique, qui n’en est qu’à ses balbutiements. C’est l’époque des sound systems, l’époque où les propriétaires des plus grosses sonos commencent à produire leur propre musique pour se démarquer des sonos concurrentes et font passer des auditions pour repérer les nouveaux talents de l’île. Perry se pointe ainsi chez Duke Reid, mais il se révèle bien plus doué pour la danse que pour le chant. Le patron du Trojan Sound System ne le retient pas en tant que chanteur, mais il le laisse traîner dans le studio faire son apprentissage d’homme touche à tout. L’expérience se termine le jour où Reid vole littéralement une chanson au jeune Lee pour l’offrir à Stranger Cole (« Rough and Tough », qui deviendra un hit ska). Le jeune apprenti n’hésite pas un instant à se rapprocher du principal concurrent du patron de Treasure Isle : Clement Coxsone Dodd, le fondateur du label Studio One. Des liens d’amitié s’installent entre les deux hommes et, même s’il le considère encore comme un piètre chanteur, Dodd a tout de suite repéré que Perry possède une oreille hors du commun. Il décide d’en faire son homme de confiance et le propulse découvreur de talents. Scratch s’occupe des auditions avec Jackie Mittoo, il participe aux enregistrements, il écrit des paroles pour les chanteurs et il a même le droit d’enregistrer lui-même une vingtaine de chansons pour le compte de Studio One. Il signe notamment quelques chansons grivoises remarquables au milieu des années 1960, comme « Pussy Galore » (« Des chattes à profusion ») ou « Doctor Dick » (« Docteur bite »). Mais au fil du temps, la relation entre les deux hommes se détériore. Perry se sent lésé, mal payé, et il perçoit de la jalousie dans l’attitude de Coxsone à son égard.

"J’ai fait de mon mieux pour le reggae quand j’étais ?en Jamaïque, mais personne ne m’a jamais remercié. "

« Quand je travaillais avec Coxsone au Federal Recording Studio, je faisais de la bonne musique, de la musique connectée à mon âme. Et Coxsone entrait dans le studio pour me parler et me déconcentrer. Il me poussait aussi de la table de mixage sans scrupule. Je pense vraiment qu’il était jaloux et qu’il avait décidé d’entrer en guerre contre moi. C’est mieux qu’il soit mort avant d’être devenu fou. J’ai collaboré avec Coxsone pendant des années, mais il n’a jamais découvert ma personnalité jusqu’à ce qu’il soit mort. C’est maintenant qu’il est mort qu’il sait qui je suis vraiment, n’est-ce pas honteux ? »



C’est la deuxième désillusion à laquelle Perry fait face dans le business musical. Il se met alors en tête d’ « emmerder » ses détracteurs, d’après ses propres mots. Dès 1966, il part collaborer avec d’autres producteurs, concurrents de Reid et de Coxsone, comme Prince Buster et Joe Gibbs, avec qui il sort en 1968 « I Am the Upsetter » (littéralement : « Je suis l’emmerdeur »). Le titre de l’album annonce son nouveau surnom, le nom de son futur label et celui du groupe qu’il formera plus tard pour ses productions maison. L’identité artistique de Scratch commence à se dessiner et c’est à la fin des années 1960 qu’il entame ses premières expérimentations musicales, en particulier avec le morceau « People Funny Boy » (son premier en tant que producteur indépendant), qui dispute le titre de « premier reggae » avec quelques autres chansons de l’année 1968. Ce titre marque un tournant essentiel dans la carrière de Perry, puisque que c’est le premier sur lequel on entend des cris d’enfant – pas le sien, contrairement à ce qu’on peut souvent lire – intégrés au morceau. C’est une révolution sonore. Dans la foulée, il accède au succès international avec l’album instrumental « Return of Django », qui fait un carton auprès des skinheads anglais. À cette période, il délaisse le chant pour se concentrer sur des morceaux instrumentaux interprétés par le groupe qu’il a formé autour de la section rythmique des frères Barrett, qui rejoindront Bob Marley et ses Wailers quelques années plus tard. Perry se pose également en précurseur du dub avec des albums comme « The Good, the Bad and the Upsetters » ou « Eastwood Rides Again », des titres proposés comme autant de clins d’œil à la passion du producteur pour les westerns.

« En fait, j’aimais beaucoup l’accent mexicain. J’aimais beaucoup leur façon de dire : “Eh ! Gringo !”. J’étais passionné par les cow-boys et par les armes aussi. Ce qui m’a conduit à être accro au rhum, puis à la bière, puis au vin, puis aux cigarettes. Et je me suis rendu compte que tout ça était mauvais, donc je m’en suis débarrassé pour me concentrer sur mon vaudou. »



Cette référence au vaudou, Perry l’utilise régulièrement, même si, selon son biographe David Katz, il a toujours été plus proche du mouvement rastafari que des croyances vaudou. Vaudou ou rasta, rasta et vaudou, peu importe tant la spiritualité et le mysticisme sont des facettes indissociables du caractère du génial producteur. Obsédé par l’affrontement entre le bien et le mal, il a hérité cette fascination de sa mère, qui détenait le secret d’une danse utilisée pour communiquer avec les ancêtres. Il partage également ce trait de caractère avec l’un des personnages les plus importants de son parcours. Un certain Robert Nesta Marley...

« Vous savez, je suis celui qui a fait exploser Bob Marley. Même Coxsone l’a dit avant de mourir. Il a reconnu que je suis à l’origine du phénomène Bob Marley. J’ai beaucoup fait pour Bob, comme s’il était mon fils. »

Bob et Lee se sont rencontrés à l’origine chez Coxsone, mais quand le chanteur vient voir le producteur pour travailler avec lui, il tombe plutôt mal car Perry est dans sa période de création instrumentale et il n’est pas intéressé par les voix, et encore moins par l’idée d’enregistrer des chansons à texte. Il perçoit cependant chez Bob Marley les même désillusions que celles auxquelles il dû faire face quelques années auparavant et accepte une collaboration qui va s’avérer plus que fructueuse. Lee Perry est sans doute le premier à remarquer que Bob est celui qui va se démarquer du trio formé avec Peter Tosh et Bunny Wailer. Il l’aide à développer son art et les deux hommes nouent des liens forts, s’apportant beaucoup mutuellement. Ils écrivent des chansons ensemble (« Soul Rebel », « Small Axe », « Duppy Conqueror »...), des titres lourds de sens, considérés par beaucoup comme les meilleurs morceaux des Wailers, ceux qui ont façonné l’identité de leur musique, le côté rebelle et sans concession de leurs paroles et la puissance de leur inspiration reggae roots. Malheureusement, des différends concernant des droits d’auteur vont avoir raison de leur relation et, en 1972, le génial trio vocal quitte le Black Ark Studio en emportant avec lui les frères Carlton et Aston Barrett pour jouer la basse et la batterie sur les futurs albums et tournées du groupe puis de Bob Marley en solo. La collaboration avec Bob fut courte mais intense, et comme Perry n’avait pas abandonné ses délires et ses expériences sonores, il décline en dub certains morceaux des Wailers puis sort un album qui fera date dans l’histoire du dub et dans celle de la musique en général : « Blackboard Jungle Dub ». L’opus est un parfait exemple d’expérimentation sonore et de maîtrise technique musicale, où le chahut de Lee Perry apparaît comme parfaitement organisé.

Après la fabuleuse aventure du Black Ark Studio et sa fin tragique, Perry s’enfuit en Europe. D’abord en Angleterre, puis en Suisse, où il crée en 1989 le Secret Laboratory, sorte de deuxième Black Ark, où il laisse libre court à ses inspirations. La peinture et d’autres formes d’arts plastiques s’ajoutent ainsi à la musique comme sources de créations multiples et variées. Scratch continue de produire du son, en solo ou en collaboration, notamment avec The Orb, Mad Professor, Dub Syndicate, ERM... Il s’éloigne de plus en plus du reggae et du dub, considérant sa musique comme de la « soul dub rock pop ». Il remporte tout de même le Grammy Award du meilleur album reggae en 2003 avec son opus « Jamaican E.T. », un titre qui lui va finalement à merveille.

Jusqu'à l'age de 85 ans, Lee Perry a continué à créer et à tourner un peu partout dans le monde. Il nous confiait il y a quelques temps encore avoir de nombreux projets, dont le principal était de reconstituer pour la troisième fois de sa carrière un lieu d’invention et d’innovation toute personnelle : un nouveau studio ...

Auteurs : Grondeau, Marsouin, Achour - Extrait de Reggae Ambassadors La Légende du Reggae.
Photo © Andréa Dautelle

Par Reggae.fr
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