Le producteur légendaire Bunny Striker Lee s'est éteint cette semaine à l'âge de 79 ans. Nous lui rendons hommage avec une interview exclusive qu'il nous avait accordé en 2012. Les stars du reggae étaient de sortie cette année-là au Garance Reggae Festival. Voici notre rencontre :
" Après une interview avec Derrick Morgan, nous croisons Bunny Lee, assis à l’ombre d’un arbre, en train de discuter avec Leroy Smart et Johnny Osbourne. On nous dit qu’il a faim et qu’il n’a pas le temps pour un entretien. Mais le producteur n’a pas perdu son oreille, il nous entend et nous dit d’approcher. « J’ai toujours le temps pour une interview ». Finalement, nous passerons une heure à discuter avec ce personnage légendaire. Oubliant sa faim, Bunny Lee semblait particulièrement heureux de raconter son histoire et celle du reggae, d'ailleurs retranscrites dans son livre « Reggae Going International 1967-1976 ». Quand on dit que la musique est une nourriture, ce n’est pas une blague ! Rencontre au milieu des cigales avec l’un des producteurs les plus prestigieux de l’histoire du reggae.
Reggae.fr: Comment avez-vous commencé dans le business de la musique ?
Bunny Lee: J’ai commencé comme « record plugger » pour Duke Reid et Leslie Kong, deux des plus grands producteurs de l’époque. C’est moi qui allais convaincre les radios de jouer les disques de leurs labels. Car les producteurs n’avaient pas le temps de s’occuper de la promotion. J’étais doué pour devenir ami avec les programmateurs...
En collaborant avec ces deux grands producteurs, vous avez dû voir les débuts de certains grands artistes du reggae. Quels étaient les plus impressionnants à vos yeux ?
J’ai aussi beaucoup côtoyé Coxsone avant qu’il n’ait son propre studio. A l’époque, il travaillait comme tout le monde au Federal Studio ou au WIRL Studio. Donc j’ai en effet vu les débuts de beaucoup d’artistes et ceux qui m’ont le plus marqué étaient Owen Gray, Jackie Edwards, Laurel Aitken, Derrick Morgan et Lord Tanamo. Ce sont les vrais créateurs de la musique jamaïcaine. Par exemple, Laurel Aitken est vraiment un pionnier car il a commencé en faisant du calypso et il a contribué à faire évoluer la musique en ska, puis en rocksteady et enfin en reggae.
"Slim Smith était l’une des plus grandes voix de la Jamaïque, croyez-moi."
Et quand vous avez commencé vous-même à produire, quels étaient vos artistes de prédilection ?
Je dirais... Horace Andy... mais je dois d’abord rendre hommage à Roy Shirley, car c’est le premier artiste que j’ai produit et je m’en souviens particulièrement. Derrick Morgan était là lors de mon premier enregistrement. Il n’a pas chanté, mais il a supervisé la session car il avait de l’expérience. Et enfin, je dois citer Slim Smith. Il est mort très jeune, mais c’était l’une des plus grandes voix de la Jamaïque, croyez-moi. Plus tard, sont arrivés les stars comme Horace Andy, Leroy Smart et Johnny Clarke, des artistes avec qui j’ai obtenu des hits.
Avez-vous également connu les débuts des Wailers quand vous bossiez chez Leslie Kong pour le label Beverley’s ?
Oui bien sûr. J’ai même vu Bob commencer tout seul, quand il se faisait encore appeler Robert Marley. Je me souviens une fois que Bob avait voulu participer à un Festival mais les autres artistes présents ne voulaient pas le laisser monter sur scène, certainement à cause de sa couleur de peau. Mais Derrick Morgan est arrivé et a dit : « Laissez une chance à ce jeune ». Et personne ne pouvait contredire Derrick Morgan, car c’était lui le boss de la musique en Jamaïque avec Prince Buster à cette époque. Bob est donc monté sur scène et il a chanté « One Cup Of Coffe » et « Judge Not ». Je m’en souviens très bien. Ensuite, Derrick Morgan l’a emmené à Beverley’s pour rencontrer Leslie Kong. Et il a enregistré ces deux chansons qui sont sorties en Face A et Face B d’un 45T. C’était le premier disque de Bob.
"J’ai produit un des classiques de Bob : « Mr Chatter Box ». Cette chanson s’adressait au producteur Niney, car Bob avait eu un différend avec lui dans ma boutique."
Et peu de gens savent que vous aussi, vous avez produit Bob Marley...
Oui. J’ai pourtant produit un des classiques de Bob : « Mr Chatter Box ». Cette chanson s’adressait au producteur Niney, car Bob avait eu un différend avec lui dans ma boutique. On a donc décidé de faire ce tune, « Mr Chatterbox ». J’ai aussi beaucoup travaillé avec Peter Tosh. Il a fait beaucoup de chœurs pour mes productions et quand il a quitté Bob, on a beaucoup bossé ensemble aussi.
"Duke Reid m’a offert du temps dans son studio. Mais j’avais besoin de musiciens... Mr Reid m’a dit : « je t’offre le studio, mais pas les musiciens. »"
Comment avez-vous décidé de devenir producteur ?
Je connaissais bien Duke Reid et un jour, il m’a proposé de profiter d’une de ses sessions studio. Mais avant d’accepter son offre, je travaillais chez KIG, le « Kingston Industrial Garage » et en même temps, je faisais la promotion du reggae dans les radios. Un jour, je ne suis pas allé au travail car je devais aller dans la campagne, à Montego Bay, pour promouvoir un titre de Desmond Dekker pour Leslie Kong. Je crois que c’était « Unity ». J’ai été viré. Et quand j’ai perdu mon job chez KIG, je suis allé voir Duke Reid avec tout ce qu’il me restait de ma paye, c’est-à-dire 20 pounds. Et Duke Reid m’a offert du temps dans son studio. Mais j’avais besoin de musiciens... Mr Reid m’a dit : « je t’offre le studio, mais pas les musiciens ». Donc je suis allé voir le guitariste Lyn Taitt. Je lui ai demandé ce que je pouvais faire avec 20 pounds et il est revenu avec Roy Shirley et son groupe. Ils étaient d’accord pour faire quelques chansons pour moi. Il y avait aussi Lloyd & The Groovers. Ils sont tous venus ce jour-là chez Duke Reid et Lloyd a enregistré « Do It To Me Baby » et Roy Shirley a fait « Music Field ».
Vous avez créé un label pour sortir ces chansons ?
Non, je n’avais pas assez d’argent. Mon frère bossait pour les studios WIRL. Grâce à lui, la chanson de Roy Shirley a pu sortir sur le label WIRL (West Indies Recording Limited). Et « Do It To Me Baby », la chanson de Lloyd & The Groovers, est sortie sur le label Caltone qui était tenu par un bon ami à moi, Ken Locke, un blanc qui avait managé les Skatalites. Ces deux chansons sont devenues des hits et grâce à elles et à Duke Reid, je suis devenu le producteur attitré de WIRL. C’était Lee Perry qui faisait ce boulot avant moi, mais ils l’ont viré. Et quand moi j’ai repris le poste, je laissais Perry venir dans les studios pour faire ses trucs (rires). On est devenus de bons amis à cette période. On bossait avec un ingénieur du son du tonnerre ! C’était Sylvian Morris. Plus tard, il a aussi travaillé pour Studio One, Harry J et plein d’autres. Il est aveugle aujourd’hui...
NDLR: Le regard de Bunny Lee est soudain attiré par un van qui approche dans la cour de l’hôtel. Rita Marley en descend et le producteur l’appelle : « Hey Rita ! Tu savais que Sylvian Morris était devenu aveugle ? » « Vraiment ?, répond Rita. Oh c’est triste. Il peut encore travailler ? » « Non, je crois qu’il est trop vieux maintenant, mais c’était vraiment un des meilleurs ingénieurs. »
Rita a travaillé avec cet ingénieur ?
Oui. Quand elle avait son groupe The Soulettes.
Revenons à vous. Avez-vous été musicien à un moment de votre carrière ?
Oui. J’étais chanteur, MC et surtout danseur. Je jouais un peu de percussions aussi, mais je n’étais pas très bon. Je préférais chanter et danser. En tout cas, j’avais l’oreille musicale. Je savais tout de suite quand quelque chose sonnait bien ou pas.
"Quand quelqu’un chante devant moi, je sens tout de suite si c’est bon ou pas."
Comment reconnaissiez-vous un talent ?
Quand quelqu’un chante devant moi, je sens tout de suite si c’est bon ou pas. C’est comme ça, c’est un feeling...
Et quelle est votre plus grande fierté en termes de découverte de talent ?
Je suis fier d’avoir fait connaître Johnny Clarke. Ce n’est pas moi qui l’ai découvert, c’est Coxsone, mais c’est avec moi qu’il a eu ses premiers hits. C’est pareil avec Slim Smith. Sinon je suis fier d’avoir découvert le grand Cornell Campbell, mais aussi Pat Kelly et Ken Parker. Mais ces gars avaient des voix un peu comme Slim Smith et ça ne se vendait pas autant que des voix comme celles de John Holt ou Johnny Osbourne à l’époque. Il fallait les écouter plusieurs fois avant de pouvoir apprécier pleinement leur style. Mais on a quand même fait de grandes choses avec eux. Avec Slim Smith par exemple, on a fait un gros tube : « My Conversation ».
"Horace Andy ne peut pas faire un show sans chanter quelques tunes de l’époque Bunny Lee !"
Et quelles sont vos plus grandes fiertés en termes de hits obtenus ?
J’aime beaucoup le travail que j’ai fait avec Horace Andy : « You Are My Angel », « Money Money », « Zion Gate ». Ce sont des classiques ! Horace Andy ne peut pas faire un show sans chanter quelques tunes de l’époque Bunny Lee ! Il y a aussi l’un des plus gros hits de John Holt, avant qu’il n’ait du succès en Grande-Bretagne, c’était « Stick By Me ». C’est le morceau qui est resté le plus longtemps classé dans les charts jamaïcains.
Concernant Johnny Clarke, c’est vous qui avez produit le fameux « None Shall Escape The Judgement » où l’on entend pour la première fois le style « flying cymbal » à la batterie. Vous souvenez-vous de l’enregistrement ?
Oui. On a enregistré le riddim chez Duke Reid. Je me souvenais d’un titre où Sly Dunbar faisait un truc génial avec sa cymbale. C’était « Here I Am Baby » d’Al Brown. C’était quelque chose que je voulais dans ma musique. Un jour, Earl Zero et Earl Chinna Smith sont venus me chanter une esquisse du morceau « None Shall Escape The Judgement ». Ils avaient juste le début d’une ligne de basse et les paroles du refrain, mais je sentais qu’on pouvait en faire quelque chose. Ils sont venus, Family Man a terminé la ligne de basse et moi j’ai fini d’écrire les paroles d’Earl Zero. « As I approach the gates of Zion, I can hear the choir singing », ce couplet est de moi ! Avant l’enregistrement, j’ai dit à Carlton Santa Davis, le batteur, que je voulais une intro venue de l’espace. Je lui ai parlé de ce que faisait Sly sur « Here I Am Baby », cette espèce de « ssssp, ssssp, ssssp ». Je voulais qu’il le développe encore plus. Et il l’a fait. Il a obtenu exactement ce que je voulais. Je savais que ce beat allait cartonner et je l’ai appelé « flyers » car j’étais en train de manger une aile de poulet (rires). On a donc enregistré le morceau avec Earl Zero, mais je n’étais pas satisfait de sa voix. Il m’avait fait perdre du temps et de l’argent car il n’était pas adapté au riddim. Un soir je suis allé chez King Tubby’s avec ce riddim et je l’ai fait écouter à Johnny Clarke. Il a appris la chanson et il l’a enregistrée en un seul cut ! Mais Tubby trouvait que la voix de Johnny sonnait trop campagnarde. Alors j’ai proposé à Delroy Wilson d’enregistrer la chanson à son tour, car il était très connu. Mais Delroy trouvait que la version de Clarke était assez bien et j’étais d’accord avec lui. Alors on l’a sortie telle quelle et c’est devenu un gros hit. Tout le monde voulait enregistrer sa version exclusive. Niney a fait une dubplate avec Dennis Brown où Dennis fait une intro en chantant un gimmick : « Shaleeman Shaleeman Shaleeman... ». Et du coup, il m’a donné l’idée de refaire une version avec Johnny Clarke. Johnny a repris le gimmick de Dennis Brown et on a fait « Joshua’s Word » qui est aussi devenu un hit. Je crois que j’ai fait au moins 5 hits avec ce riddim.
"Pour faire des économies, je pouvais enregistrer jusqu’à 10 chanteurs sur le même riddim."
Vous êtes justement l’un des premiers à avoir utilisé le même riddim pour différents chanteurs...
Oui, car je n’avais pas les moyens d’avoir un riddim différent pour chaque chanteur. Pour faire des économies, je pouvais enregistrer jusqu’à 10 chanteurs sur la même instru. C’est de là que vient le terme « version » pour parler d’un riddim. C’est U-Roy qui a utilisé ce mot en premier en parlant de ce que je faisais. Et après tout le monde s’est mis à faire ça. Linval Thompson est le premier à m’avoir suivi sur cette idée, mais tous les autres s’y sont mis rapidement. J’ai fait un livre où tout ça est bien expliqué. Il s’appelle « Reggae Going International 1967-1976 ». Il n’existe qu’en anglais pour l’instant, mais j’espère que quelqu’un voudra bien le traduire en Français. Ce livre deviendra comme un dictionnaire de la musique jamaïcaine, croyez-moi.
"Tout le monde dit que c’est Toots qui a utilisé le premier le mot « reggae ». Mais c’est faux."
C’est un livre sur vous ?
Oui c’est l’histoire de Bunny Lee. Mais ça parle aussi du contexte à l’époque où je travaillais. Donc il y a beaucoup d’histoires sur le reggae en général. Je parle aussi de ma relation avec Bob Marley. C’est un véritable livre d’histoire. Il y a beaucoup de photos et d’anecdotes. Je peux vous en donner une : Tout le monde dit que c’est Toots qui a utilisé le premier le mot « reggae ». Mais c’est faux. Le mot « reggae » vient du mot « streggay ». Dans mon livre, il y a une illustration du Gleaner de l’époque qui parodie ça. Et Toots était en prison quand les gens ont commencé à utiliser ce mot ! Et c’est moi qui ai fait le premier morceau reggae de l’histoire avec « Bangarang » ! Toots a fait « Do The Reggay » bien après, quand il est sorti de prison. Et vous connaissez la pose de Usain Bolt avec les bras en l’air quand il gagne ? Et bien c’est mon frère, Don Lee, qui a inventé cette pose bien avant que Bolt soit né !
Cette année nous célébrons le 50ème anniversaire de l’indépendance de la Jamaïque. Avez-vous des souvenirs de cette époque ?
Oui. J’avais une vingtaine d’années. Je me souviens exactement du 23 août 1962, le jour où l’indépendance a été proclamée. Il y avait beaucoup de gens dans les rues. On écoutait de la musique, on dansait. C’était la fête !
RIP BUNNY STRIKER LEE