Vibrations Jamaïcaines
dossier Roots 36

Vibrations Jamaïcaines

Jérémie Kroubo Dagnini est docteur en langues, littératures et civilisations anglo-saxonnes. Il est l’auteur d’une thèse sur l’histoire des musiques populaires jamaïcaines dont est tiré l'ouvrage "Vibrations Jamaïcaines", paru chez Camion Blanc et actuellement disponible en librairie. Il a également écrit un premier livre, « Les origines du reggae : retour aux sources. Mento, ska, rocksteady, early reggae », paru chez L’Harmattan en 2008. Il enseigne à l’Université des Antilles et de la Guyane en Martinique.

« Vibrations jamaïcaines » présente le long processus sociopolitique et culturel qui a contribué au développement des musiques populaires jamaïcaines au XXe siècle. Ce livre retrace l’histoire du mento, ska, rocksteady, reggae, dub, dub-poetry, toasting (DJ) et dancehall, principaux courants musicaux apparus à la Jamaïque au XXe siècle, tout en décrivant de manière systématique et approfondie l’arrière-plan socio-politico-culturel ayant agi sur les processus créatifs. « Vibrations jamaïcaines » est aussi une histoire de transferts, d’échanges, de résonances et de contacts entre les peuples et les civilisations.

Entretien avec Jérémie Kroubo Dagnini, auteur de l'ouvrage.

Reggae.fr: Comment a marché ton premier livre sorti  en 2008 ?
Jérémie Kroubo Dagnini: Plutôt bien. D’après ce que m’a fait comprendre une personne travaillant chez L’Harmattan, il ferait partie des meilleures ventes de leur collection « Univers Musical ». Donc c’est cool, je suis content.

Pourquoi t’es-tu tourné vers les musiques populaires jamaïcaines ?
C’est d’abord l’amour pour ces musiques qui m’a conduit à les étudier. En fait, j’écoute du reggae depuis très jeune, depuis l’adolescence. J’ai découvert ce genre musical avec un copain du quartier où j’habitais, dans le quartier « Croix-Rouge » à Reims. C’est un Malgache, surnommé Mojah, qui avait formé un groupe de reggae appelé Oracle. C’était vers la fin des années 1980. Par la suite, je me suis intéressé au reggae jamaïcain avec Bob Marley, Steel Pulse, LKJ, et puis au reggae africain avec Alpha Blondy. En fait, étant moi-même d’origine ivoirienne et ayant grandi dans un quartier populaire, j’ai été naturellement attiré par cette musique rebelle aux rythmes afro-caribéens, qui dénonce les injustices raciales ou sociales et qui possède des vertus émancipatrices. Et puis il y a aussi l’idéologie rasta qu’elle véhicule, une idéologie clairement à contre-courant dans un monde dominé par une idéologie « occidentale ». Tout ça m’a scotché. Ensuite, lorsque j’étais étudiant en anglais à l’Université Nancy 2, j’ai eu l’opportunité de faire mon mémoire de Master sur la musique jamaïcaine et, comme j’avais l’intention de faire un doctorat, j’ai logiquement écrit ma thèse sur l’histoire des musiques populaires jamaïcaines.

Ton ouvrage est tiré de ta thèse et donc d’un véritable travail de recherche. As-tu rencontré des difficultés d’accès à l’information durant ces recherches ?
Oui bien sûr, et pas seulement concernant l’accès à l’information. En fait, j’ai rencontré plusieurs types de difficultés. La première difficulté à laquelle j’ai été confronté a été d’éviter de me disperser et de ne pas m’écarter du fil conducteur de ma problématique, à savoir démontrer que l’histoire des musiques populaires jamaïcaines est indissociable de tout un substrat socio-historico-économico-politico-culturel en constante évolution. J’ai aussi tenté de démontrer que toutes ces musiques, du mento au dancehall, en passant par le reggae, s’inscrivent dans une culture de la résistance inhérente aux Jamaïcains noirs et héritée des esclaves africains. Ensuite, il y a l’accès à l’information comme tu dis. Premièrement, de nombreux chanteurs sont plus ou moins retombés dans l’anonymat, donc les rencontrer n’a pas été simple. Par exemple, je pense aux Jolly Boys ou à Jacky Bernard des Kingstonians que j’ai interviewés. D’autres sont même décédés avant ou pendant ma recherche, je n’ai donc malheureusement pas eu l’opportunité de les rencontrer. Je pense à Coxsone Dodd, par exemple, décédé en 2004, et à plein d’autres artistes. A l’inverse, certaines personnalités sont encore vivantes, mais difficilement accessibles. Je pense à Edward Seaga, l’ancien Premier ministre de la Jamaïque. Ça n’a pas été facile de caler une interview avec lui, et encore moins de le faire parler. J’ai essayé d’aborder des sujets sensibles comme les liens entre les sphères politique et criminelle à la Jamaïque, mais comme tu peux l’imaginer, il s’est montré peu bavard. Par ailleurs, une autre difficulté a été le choix des sources musicales à étudier. En effet, étant donné la profusion d’œuvres musicales jamaïcaines, la sélection des morceaux à étudier a été particulièrement ardue, d’autant que la collecte des références des chansons et albums étudiés s’est parfois apparentée à un véritable « travail de fourmi ». Enfin, j’ai traduit presque toutes les références anglaises en français, ce qui a considérablement accru ma tâche dans l’écriture de cette thèse. Bref, pas mal de difficultés !

Tu es donc allé plusieurs fois en Jamaïque pour tes recherches. Comment as-tu abordé ton sujet là-bas et de quelle manière as-tu été accueilli par l'Université des West Indies ?
Effectivement je suis parti plusieurs fois en Jamaïque durant ma recherche, à raison d’une à deux fois par an entre 2005 et 2009, pour des séjours allant de plusieurs semaines à plusieurs mois en fonction de mes disponibilités et de mes finances. Au début, j’avais très peu de contacts en arrivant là-bas, et puis à force d’y retourner, tu rencontres de plus en plus de monde, et puis les choses avancent progressivement et se mettent en place. J’ai aussi eu la chance d’être très bien accueilli par les enseignants de l’Université des West Indies. Des professeurs comme feu Barry Chevannes (spécialiste du mouvement rasta) ou Carolyn Cooper (spécialiste du dancehall), ou même Donna Hope (spécialiste du dancehall), parmi tant d’autres, ont été supers avec moi. Ils étaient toujours disponibles pour discuter, pour échanger, et ils m’ont filé plein de contacts. Par exemple, c’est Barry Chevannes qui m’a mis en relation avec Mutabaruka. Il m’a donné son numéro et m’a dit de l’appeler de sa part. Je lui ai passé un coup de fil et le lendemain j’étais chez lui, assis sur son canapé en train de l’interviewer. Un autre universitaire, Matthew Smith, m’a aussi beaucoup aidé. Il m’a même hébergé à plusieurs reprises et lui aussi m’a donné des contacts. Bref, un gros BIG UP à l’Université des West Indies !


Mutabaruka
Courtoisie de Jérémie Kroubo Dagnini

Tu as donc rencontré beaucoup d'artistes pendant tes recherches. Quelle rencontre t'a le plus marqué ? Pourquoi ?
Difficile à dire, j’ai rencontré tellement de gens…. Mais je dirais peut-être Max Romeo. Pourquoi ? Parce que c’est une crème ce type. Je l’ai rencontré pour la première fois en France. Il m’a filé son numéro et m’a dit de l’appeler quand je serai en Jamaïque. Une fois sur place, en novembre 2006, je l’ai appelé et il m’a dit de passer chez lui à la campagne, à Linstead. J’étais avec un pote haïtien qui vit à Kingston. Il nous a super bien reçus. Je l’ai interviewé pendant environ une heure sur sa terrasse.  Ensuite, il nous a fait le tour du proprio, on a été voir ses chiens, on a cueilli des fruits dans son jardin qu’on a ensuite mangés etc. Franchement, il a un esprit très positif ce mec, c’est la raison pour laquelle d’ailleurs j’ai mis sa photo sur la couverture du livre. Mais bon, il y a plein d’autres artistes super cools.


Jérémie Kroubo Dagnini et Max Romeo
Courtoisie de Jérémie Kroubo Dagnini

Toots par exemple. Lui aussi je l’avais rencontré en France avant de le voir en Jamaïque. Le jour où je devais l’interviewer à Kingston, il m’a donné rendez-vous dans un hôtel-restaurant super chic de la capitale, le Terra Nova. On avait rendez-vous à midi, mais avant de faire l’interview, il m’a invité à déjeuner avec lui. On a passé aux moins deux heures à manger, boire et rigoler. J’ai vraiment passé un bon moment. D’autres artistes comme Kiddus I ou Mutabaruka, dont je te parlais juste avant, m’ont aussi marqué. Kiddus, il est très accessible et c’est un fêtard. Muta, lui, c’est plus son charisme qui m’a marqué. On sent qu’il n’est pas là pour plaisanter, mais il est cool le mec. Et j’ai aussi passé de très bons moments avec certains membres de l’Université des West Indies. Par exemple, Herbie Miller, l’ancien manager de Peter Tosh, il a repris ses études et il écrit désormais une thèse de doctorat sur Don Drummond. On est devenus bons copains et on a passé quelques bonnes soirées ensemble durant lesquelles il m’a raconté plein d’anecdotes croustillantes sur Bob Marley ou Peter Tosh. Et puis outre les rencontres humaines, il y a aussi plein de lieux qui m’ont marqué, comme le camp des boboshantis à Bull Bay où j’ai longuement discuté avec les bobos, ou encore le Pinnacle (ou plutôt ce qu’il en reste) à St Catherine. C’est Hélène Lee qui m’a conduit au Pinnacle de Leonard Howell.


Boboshanti
Courtoisie de Jérémie Kroubo Dagnini

Pourquoi as-tu décidé de transformer ta thèse en livre ? As-tu ressenti une demande ou un manque sur le marché du livre à ce niveau ?
Tout d’abord parce c’est une concrétisation. J’ai bossé sur le sujet pendant des années, donc il m’a semblé évident de la publier en livre. C’est l’aboutissement de nombreuses années de travail. Et puis aussi pour apporter ma pierre à l’édifice. J’aborde l’histoire des musiques populaires jamaïcaines à travers l’histoire de l’île. Par exemple, je tente de démontrer comment différents facteurs sociétaux, comme l’esclavage, les phénomènes de migrations, la politique coloniale et postcoloniale, l’américanisation de la société jamaïcaine, la créolisation de la société jamaïcaine, ou les questions identitaires, ont contribué plus ou moins explicitement à faire évoluer les musiques en Jamaïque. Il s’agit là d’une étude plutôt originale qui, je pense, mérite d’être vulgarisée.


Pinnacle
Courtoisie de Jérémie Kroubo Dagnini

Pourquoi t'être concentré sur le 20ème siècle, même si le début du livre retrace l'histoire antérieure ?
J’évoque les musiques datant de l’époque de l’esclavage, comme les « work songs ». J’en cite plusieurs comme « Mr. Linky » ou « New-come backra ». Ces chants datent de l’époque de l’esclavage et sont donc bien antérieurs au 20ème siècle. En fait, il y a une bonne partie de mon livre, au début, qui parle des musiques antérieures au mento. J’aurais pu approfondir cette partie, je le reconnais, mais ce n’était pas le sujet. Mon livre traite principalement des genres musicaux du 20ème siècle, car c’est la période qui m’intéresse le plus et elle est déjà très riche en événements.

Le fil conducteur de ton livre explique comment le contexte socio-politico-culturel a influencé la musique jamaïcaine. Peux-tu répondre brièvement à cette question ?
De manière générale, le processus est le suivant. Le mento est le premier grand style de musique populaire jamaïcaine. Il est le fruit d’un processus de créolisation engendré par les flux migratoires importants qui ont marqué l’histoire de la Jamaïque, en particulier après l’abolition de l’esclavage en 1838. Ensuite vient le ska qui doit son apparition à la mutation de la société jamaïcaine au milieu du 20ème siècle. A cette époque, la société jamaïcaine était en quête d’urbanisation, de modernité et très influencée par la culture nord-américaine, le rhythm and blues notamment. Au début des années 1960, le ska, musique phare des sound systems, symbolisait l’euphorie suscitée par l’indépendance de la Jamaïque (le 6 août 1962). Au milieu des années 1960, les caractéristiques du ska ont évolué pour donner naissance au rocksteady qui doit son apparition à trois faits principaux : les conséquences néfastes de la politique postcoloniale jamaïcaine, la répercussion du mouvement des droits civiques américains en Jamaïque et l’influence de la musique soul. À la fin des années 1960, le rocksteady a muté à son tour, engendrant le reggae. L’amplification de la religion rastafari, issue principalement d’un mélange de christianisme afrocentrique et de cultes animistes africains, permet essentiellement de comprendre cette transition du rocksteady vers le reggae qui, popularisé par Bob Marley et les Wailers, est devenu un style incontournable sur l’échiquier musical mondial. En effet, le reggae est devenu un style musical planétaire au même titre que le rock ou le rap. Mais, cela ne l’a pas empêché de muter et de donner forme à de nouvelles expressions musicales comme le dub, le dub poetry, le toasting et le dancehall. Le dub doit notamment son existence à l’évolution de la technologie et est très nettement lié à la culture du sound system. Le dub poetry puise notamment ses origines dans la tradition littéraire européenne, dans la tradition orale africaine, dans la rhétorique révolutionnaire du Black Power et dans l’idéologie rasta. Le toasting quant à lui, comme le dub, c’est un courant musical lié à la culture du sound system et il tire sa source de la tradition musicale africaine composée notamment de l’oralité, du commentaire social, de la satire et de l’improvisation. Et pour finir, le dancehall, le dernier grand style de musique populaire jamaïcaine, il est comme les précédents genres très fortement influencé par l’histoire de l’île, d’une part, et par sa contemporanéité, d’autre part. En fait, il semble devoir son existence et sa pérennité à tout un ensemble de facteurs sociétaux comme la violence endémique qui ronge la Jamaïque depuis la fin des années 1970, le décès de Bob Marley en 1981, la continuité d’une politique conservatrice-libérale depuis le début des années 1980, le poids de la religion chrétienne dans la société jamaïcaine, la contiguïté culturelle entre l’Afrique noire et la Jamaïque, et les réminiscences de l’esclavage parmi tant d’autres.


Prince Jazzbo et Jérémie Kroubo Dagnini
Courtoisie de Jérémie Kroubo Dagnini

Antony Ceyrat a sorti cette année « La gauche et les mouvements noirs en Jamaïque ». As-tu dans tes recherches ressenti des interactions entre la gauche et les mouvements noirs et les influences musicales de ces interactions ?
En effet, il y a des interactions entre la gauche et les mouvements noirs en Jamaïque, ce qui me paraît évident. Dans le monde entier, les mouvements contestataires sont généralement de gauche. Je pense par exemple aux différents mouvements de contestation aux Etats-Unis dans les années 1960 ou plus récemment aux mouvements altermondialistes. La protestation ou la contestation est  généralement à gauche. Or, les mouvements noirs en Jamaïque, en particulier les mouvements afro-centristes, sont des mouvements contestataires par excellence. Donc, c’est évident qu’ils tendent plus à gauche qu’à droite. Par exemple, Marcus Garvey, le fondateur de l’UNIA, a collaboré à des journaux de gauche lorsqu’il vivait en Amérique latine dans les années 1910-1914. Le Dub Poet Michael Smith, assassiné par des militants du JLP en août 1983, était également de gauche, voire d’extrême gauche. Et bien sûr de nombreux rastas et chanteurs de reggae dans les années 1970, y compris Clancy Eccles, Delroy Wilson, Junior Byles et même les Wailers, parmi tant d’autres, étaient tous des sympathisants de la gauche de Michael Manley. Ils ont d’ailleurs tous chanté dans le cadre de sa caravane électorale. Max Romeo était lui aussi très ancré à gauche. Sa chanson « Let The Power Fall On I » a été récupérée par le PNP de Manley avec l’accord de Max Romeo qui partageait ses idées. Il m’a d’ailleurs confirmé ça lorsque je l’ai rencontré en Jamaïque. Voici ce qu’il m’a dit : « On était en pleine période électorale. Le leader du People’s National Party a été séduit par la chanson. Ils étaient en campagne et Michael m’a demandé la permission de l’utiliser comme slogan. J’ai accepté car, en fait, j’étais un de ses admirateurs à cette époque, tu sais ! Les choses qu’il disait étaient exactement ce que je disais à cette époque de ma jeunesse. L’écart entre les riches et les pauvres était trop vaste et avait besoin d’être réduit. Cette question était décisive ! Évidemment la chanson était une bonne pub pour lui et à dire vrai je pense qu’elle a contribué à sa victoire. Elle est devenue très populaire par la suite. Quant à Michael Manley, il a respecté ses engagements ». Donc, oui, évidemment, il y a des interactions entre les mouvements noirs, les artistes et la gauche en Jamaïque, surtout dans les années 1970.

Le lien entre la contestation, la résistance et la musique jamaïcaine semble évident. Qu'est-ce cet esprit et cette volonté de contestation ont-ils apporté à la musique jamaïcaine ? Et comment se situe le mouvement rasta dans tout ça ?
En effet, la résistance forme le socle de la musique jamaïcaine. Qu’est-ce que cet esprit de contestation lui a apporté ? Je dirais notamment cet aspect rebelle, cet esprit de subversion présent de manière plus ou moins explicite dans tous les genres musicaux jamaïcains. Prenons les cas des « work songs », ces fameux « chants de travail » datant de l’époque de l’esclavage. Au début, les colons interdisaient aux esclaves de chanter, donc ceux qui chantaient malgré cette interdiction étaient rebelles. Ensuite, lorsque c’est devenu permis, certaines chansons contenaient des paroles satiriques tournant les colons en dérision. Dans « New-come backra », par exemple, les esclaves se moquent du maître qui est malade. Une attitude incontestablement rebelle. Si on prend le cas du ska et du rocksteady, ces chansons faisant l’apologie des rude boys, comme « Good Good Rudie » des Wailers, « Shanty Town » de Desmond Dekker ou « Dr Rodney Black Power » de Prince Buster, sont clairement subversives. Le reggae roots qui véhicule l’idéologie panafricaine rasta est on ne peut plus subversif. Bref, cette volonté de contestation a apporté un esprit rebelle à toutes les formes musicales jamaïcaines. Même le mento était parfois subversif. Le morceau « Etheopia » chanté par Lord Lebby en 1955, c’est-à-dire en pleine période coloniale, faisait déjà référence à l’Afrique. C’était donc un morceau déjà très contestataire dans lequel on retrouve les prémices de l’idéologie rasta! Où se situe le mouvement rasta dans tout ça ? Lorsqu’au début des années 1970, l’idéologie rasta a imprégné la musique jamaïcaine avec le reggae roots, la résistance a été à son paroxysme. En effet, rasta véhicule des idées anticonformistes, anticléricales, anti-Occident, pro-Afrique, en somme des idées on ne peut plus rebelles. Et donc avec le reggae roots, cette idéologie subversive rasta est venue s’ajouter à la contestation sociale déjà présente dans le ska et le rocksteady. Et c’est à ce moment-là que la musique jamaïcaine est devenue véritablement « wicked » et qu’elle s’est répandue dans le monde entier grâce aux Wailers notamment !

Le mento est le premier grand style de musique populaire jamaïcaine. Comment le définirais-tu ?
Comme je l’ai dit plus tôt, le mento est le fruit d’un processus de créolisation engendré par les flux migratoires importants qui ont marqué l’histoire de l’île, notamment après l’abolition de l’esclavage en 1838. Il est issu d’un brassage entre musiques africaines, européennes et caribéennes. Il est défini par des sonorités rustiques et généralement par un répertoire populaire et grivois. Ce genre musical est apparu dans les campagnes jamaïcaines à la fin du 19ème siècle et son âge correspond grossièrement à la première moitié des années 1950, c’est-à-dire à la naissance de l’industrie du disque en Jamaïque. Dans le mento, on retrouve des instruments comme le banjo, la guitare acoustique, le violon, la clarinette, l’harmonica, plus des instruments à percussion et des idiophones comme la rumba box qui est une sorte de gros piano à pouces (héritière de la sanza africaine). En fait, cette instrumentation typique du mento met en relief le métissage culturel de cette musique. Le mento ressemble un peu au calypso trinidadien.


Ina Di Yard
Courtoisie de Jérémie Kroubo Dagnini

Pourquoi le ska était-il moins dénonciateur que le rocksteady ?
Le ska semble moins dénonciateur que le rocksteady parce que d’une part, c’est une musique apparue à l’époque de l’indépendance, au début des années 1960, donc forcément elle reflète cette euphorie, cette joie suscitée par l’indépendance. Un titre comme « Forward March » de Derrick Morgan le montre bien, car il est plein d’espoir et d’optimisme. D’autre part, les morceaux de ska sont souvent des titres instrumentaux, sans paroles. C’est donc évidemment plus difficile de dénoncer sans lyrics. Le rocksteady, quant à lui, est apparu au milieu des années 1960, dans un climat social plus tendu. Et puis avec le rocksteady, il y a moins d’instruments et c’est le grand retour des chanteurs, des trios notamment. Il est donc plus dénonciateur que le ska. A travers les textes de leurs chansons, les rude boys vont dénoncer les injustices et l’immobilisme de la société jamaïcaine. Mais bon, même si le ska semble moins dénonciateur, il faut garder à l’esprit que c’est tout de même un genre contestataire. C’est un genre anti-Establishment, apparu dans les ghettos de Kingston et largement diffusé par les sound systems. Comme je l’ai dit, toutes les formes musicales jamaïcaines dénoncent d’une manière ou d’une autre.

Peux-tu rappeler à nos lecteurs ce qu'est un Rude Boy ?
Les rude boys sont les Jamaïcains des ghettos de Kingston qui, dans les années 1960, étaient fans de musique soul et très influencés par le mouvement Black Power états-uniens. Ils aimaient aussi beaucoup les films de gangsters et avaient d’ailleurs des allures de gangsters. Certains étaient de véritables voyous, à la solde ou non des partis politiques, d’autres étaient plus attirés par la musique. Au milieu des années 1960, ce sont les rude boys qui ont créé le rocksteady, également appelé la soul jamaïcaine. Puis, ils se sont convertis à rastafari, ils ont laissé pousser les locks, sont devenus rastas, et ont transformé le rocksteady en reggae. Bob Marley, Peter Tosh, Bunny Wailer, Desmond Dekker, Bob Andy etc. étaient tous en quelque sorte des rude boys.

Aujourd'hui, quand on évoque le mot skinhead en France, au quidam non au fait de la culture jamaïcaine, il pense de suite à une mouvance d’extrême droite. Pourtant à l'origine, il existe un lien fort entre les mouvances skinhead et punk anglaise ainsi que la musique jamaïcaine. Peux-tu nous expliquer brièvement quel est ce lien ?
En fait les skinheads dérivent des mods, des jeunes prolétaires britanniques qui au tournant des années 1950-1960 étaient fans de musique noire, de sapes, de scooters, de foot etc. Ces mods vivaient dans les mêmes quartiers ouvriers que les immigrés jamaïcains. Ils ont donc commencé à fréquenter les sound systems jamaïcains et les rude boys. Par la suite, les mods et les rude boys ont fusionné et ça a donné naissance au mouvement skinhead dans les années 1960. C’est la raison pour laquelle les premiers skins étaient fans de reggae, d’early reggae notamment, et on retrouvait dans ce mouvement aussi bien des blancs que des noirs. Ce n’était pas encore un mouvement raciste, même si le racisme était parfois latent. Les skins aimaient bien se bagarrer et il arrivait que certains skins blancs et noirs s’en prennent aux Pakistanais et aux Indiens (« Paki-bashing »), ou même aux homosexuels (« Fag-bashing »). Ensuite, vers le milieu des années 1970, le mouvement a été récupéré par l’extrême droite britannique et il s’est scindé en deux avec d’un côté les skins traditionnels, c’est-à-dire ces fans de musique noire et d’early reggae qui sont plutôt ouverts d’esprit, et les autres, les fachos. Avec l’apparition du mouvement punk, de nombreux skins ont adhéré à cette mouvance. Et des liens se sont aussi créés entre les punks et les artistes reggae, en particulier grâce à Don Letts, un fils d’immigrés jamaïcains né à Londres, qui en 1977 était DJ dans une boîte londonienne punk, le Roxy. Entre les concerts de punk, il passait du reggae et du dub, et ça a permis de rapprocher ces deux cultures anti-Establishment. C’était aussi un bon pote de Bob Marley. Une chanson comme « Punky Reggae Party » de Bob Marley reflète bien cet échange culturel entre les mouvances punk et reggae. Les Clash et les Sex Pistols étaient également de grands fans de reggae.


Capleton
Courtoisie de Jérémie Kroubo Dagnini

Et le dancehall quant à lui, ne dirais-tu pas qu'il semble quand même moins dénonciateur que les autres courants musicaux jamaïcains. Comment cela s’explique-t-il ?
En fait il y a plusieurs styles de dancehall. Il y a le dancehall « conscient », le dancehall « bling-bling », le dancehall faisant l’apologie des « gun lyrics », le slackness etc. En ce qui concerne le dancehall « conscient », ce style est aussi dénonciateur que le reggae roots, puisqu’il reprend les mêmes thématiques rasta. Par contre, je reconnais que l’aspect dénonciateur est moins clair dans les autres styles. Pourtant, ces derniers s’inscrivent eux aussi dans cette culture de la résistance qui est propre à la musique jamaïcaine. Par exemple, les artistes de dancehall chantent généralement dans un patois très brut, ce qui est une manière d’affirmer leur identité jamaïcaine. Ils rejettent l’anglais standard, c’est-à-dire la langue du colon. La rythmique est elle aussi rebelle. Elle est très frénétique, presque tribale, puisant dans le bagage culturel africain (en opposition à l’héritage culturelle du colon occidental). Et puis c’est la musique du ghetto, traitant des thématiques liés au ghetto (misère, violence, drogue), donc d’une certaine manière c’est une musique qui se rebelle contre l’élite. Le dancehall « bling-bling » permet aussi à ces chanteurs issus du ghetto de prendre une revanche sociale. Afficher leurs bijoux et leur richesse matérielle est un moyen pour eux d’afficher une certaine ascension sociale, et donc d’afficher une certaine fierté dans une société qui les a toujours opprimés. C’est un peu la même chose que les rappeurs aux Etats-Unis ou en France. Quant au slackness, c’est pour les hommes en quelque sorte un moyen phallique de s’affirmer dans cette société qui a toujours diminué l’homme noir. Pour les femmes qui chantent du slackness comme Lady Saw, c’est un moyen de s’émanciper à la fois financièrement et sexuellement, en revendiquant avec fierté leurs goûts et pratiques sexuelles. C’est peut-être aussi un moyen de revendiquer la beauté de la femme noire. En effet, les critères de beauté inhérent à la culture noire (seins opulents, fesses généreuses etc.) sont très largement valorisés dans la culture « slackness » et le dancehall en général. Et ces représentations érotiques de la femme soulignent la continuité culturelle entre l’Afrique noire et la Jamaïque. Donc, pour résumer, le dancehall se positionne contre la Jamaïque bien-pensante, conservatrice et assimilationniste très prude à l’égard de la sexualité, et donc en ce sens c’est une culture contestataire.

Si l'on se penche maintenant sur les musiques électroniques, penses-tu qu'il y a une continuité entre le dub originel et le travail d'artistes comme Bob Sinclar qui aime produire des artistes reggae ?
Oui, les techniques du dub comme le sample et le remix ont clairement influencé les artistes de musique électronique.  La collaboration entre des artistes comme Adrian Sherwood et Lee Perry le prouve. Ou même comme tu dis, celle entre Bob Sinclar et des artistes reggae. Le dub a influencé des genres comme la techno, la drum and bass, la jungle et le trip-hop. Outre le dub, la culture jamaïcaine du sound system a clairement influencé la culture électronique occidentale. « Qu’est-ce qu’une rave [party] si ce n’est un gigantesque sound system ?» m’a dit un jour Sly Dunbar lors d’une interview.

Une partie de ton livre étudie l'impact des musiques jamaïcaines dans le monde. Que penses-tu du reggae français (métropolitain et kreyol) ?
La France est un pays possédant une longue tradition de contestation, donc la popularité du reggae en France n’est pas vraiment une surprise. Et puis aussi les vertus émancipatrices du reggae, son rythme afro-caribéen, ses textes qui dénoncent l’esclavage, l’exclusion et l’oppression ont contribué à séduire les populations issues de l’immigration afro-caribéenne en France. Dans les Antilles françaises c’est encore plus flagrant. Il y a une proximité culturelle avec la Jamaïque, donc forcément les Antillais ont immédiatement accroché avec cette musique. Moi personnellement, en reggae francophone, j’aime bien les trucs « old school » comme Saï Saï, Raggasonic, Tonton David, Daddy Nuttea etc., mais j’aime bien aussi des artistes plus récents comme Yaniss Odua ou Sael.

Que penses-tu de la théorie de Bruno Blum selon laquelle le rap serait né en Jamaïque ?
Effectivement on peut dire que le rap est né en Jamaïque, dans le sens où les premiers rappeurs aux Etats-Unis étaient d’origine jamaïcaine et largement inspirés par les toasters jamaïcains comme U Roy et Big Youth. En fait, des éléments de la culture DJ jamaïcaine ont fusionné avec des éléments de la culture noire urbaine new-yorkaise, ce qui a donné naissance au rap au début des années 1970. Kool DJ Herc a joué un rôle crucial dans l’émergence du rap. Le livre « Can’t Stop Won’t Stop » de Jeff Chang donne de précieuses informations à ce sujet. Big Youth et U Roy que j’ai eu l’occasion de rencontrer lors de mes recherches m’ont confirmé ce point de vue. Voici ce que m’a dit Big Youth dans une interview : « Big Youth a commencé le rap ! Ouais ! Parce que quand je disais « Yo frères et sœurs, bonjour, comment ça va » et que tu parles et chantes comme ça, tu sais, c’était du rap. Je rappais bien avant ces rappeurs.  Ouais ! Big Youth est l’original et à la base du style DJ et du rap ». Mais on pourrait même remonter plus loin en disant que le rap est né en Afrique, en soulignant l’oralité africaine et l’art des griots africains.

Ton livre contient une biographie inédite consacrée à Bob Marley et les Wailers. Penses-tu que le message de Bob Marley soit toujours d'actualité ? Que penses-tu qu'il ait apporté à la musique jamaïcaine ? Et au mouvement rasta ?
Oui, son message est toujours d’actualité, c’est d’ailleurs pour ça qu’il est toujours aussi populaire. Marley dénonçait les injustices raciales et sociales, Marley prêchait l’amour, Marley était rebelle aussi. Marley était un visionnaire et son message est universel, intemporel, il transcende les âges, les classes et les genres, il échappe à l’éphémère et aux modes, c’est la raison pour laquelle il suscite toujours autant d’engouement. Ce qu’il a apporté à la musique jamaïcaine ? Lui et les Wailers l’ont révolutionnée tant par la profondeur de leurs textes, que par leurs personnalités atypiques, rebelles et charismatiques. Et, par le biais de leur musique et de tournées gigantesques, ils ont exporté le reggae et le mouvement rasta aux quatre coins du globe.

Quels sont tes goûts musicaux et tes artistes préférés ?
J’aime le reggae et la musique jamaïcaine bien sûr, mais pas seulement. En fait, j’écoute plein de genres différents, du reggae, du jazz, du rock, parfois même de l’électro. En fait, ça dépend des « vibes ». En matière de musique jamaïcaine, j’aime bien le rocksteady et les artistes des années 1970-1980 comme les Wailers, Steel Pulse, LKJ, Gregory Isaacs, Aswad etc., des artistes indémodables. J’aime aussi des artistes plus récents comme Buju Banton, Capleton, Sizzla ou Anthony B.  Et j’aime le reggae africain bien sûr, Alpha Blondy notamment. Mes goûts sont assez éclectiques.

Sur quel nouveau projet travailles-tu ?
En ce moment, je suis sur le point de terminer la traduction de la biographie de Lee Perry par David Katz. Donc la version française de « People Funny Boy » sortira probablement d’ici quelques mois, avant la fin de l’année 2012 normalement.

Par Propos recueillis par LN avec Djul, Photos JKD
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Par magmamatte le 23/03/2013 à 10:53
Très intéressante interview. J'ai les bouquins de Kroubo Dagnigni et ils me servent tous les jours. C'est une mine d'informations.

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